Knabb, Ken - La joie de la révolution

Uit Anarchief
Naar navigatie springen Naar zoeken springen


LA JOIE DE LA RÉVOLUTION


Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA

 www.bopsecrets.org   knabb@slip.net


1. Quelques réalités de la vie Utopie ou rien. Le « communisme » stalinien et le « socialisme » réformiste ne sont que des variantes du capitalisme. Démocratie représentative contre démocratie conseilliste [de délégués]. [Des] irrationalités du capitalisme. Quelques révoltes modernes exemplaires. Quelques objections courantes. Domination croissante du spectacle.

2. Jeux d'approche [@@] Brèches personnelles [individuelles] (32). Interventions critiques (35). La théorie contre l'idéologie (37). Éviter les faux choix, élucider les véritables (39). Le style insurrectionnel (43). Le cinéma radical (46). L'oppressionnisme contre le jeu [le ludisme] (47). Le scandale de Strasbourg (51). De la misère de la politique électorale (54). Réformes et institutions alternatives (58). Political correctness [Correction politique?] ou L'aliénation égale pour tous (64). Désavantages du moralisme et de l'extrémisme simpliste (67). Avantages de l'audace (71). Avantages et limites de la non-violence (73).

3. Points critiques [culminants] [@@] Causes des brèches sociales (78). Bouleversements de l'après-guerre (82). Effervescence des situations radicales (86). L'auto-organisation populaire (90). Le FSM de Berkeley (92). Les situationnistes en Mai [mai ?] 1968 (95). L'ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale (98). Grèves sauvages et sur le tas (104). Grèves de consommateurs (107). Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968 (110). Méthodes de confusion et de récupération (113). Le terrorisme renforce l'État (116). La lutte finale (118). L'internationalisme (123).

4. Renaissance Les utopistes n'envisagent pas la diversité post-révolutionnaire (127). Décentralisation et coordination (130). Sauvegardes contre des abus (135). Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables (137). L'élimination des racines de la guerre et du crime (144). L'abolition de l'argent (148). L'absurdité de la plupart du travail actuel (153). La transformation du travail en jeu (156). Objections technophobiques [des technophobes] (161). Questions écologiques (168). L'épanouissement de communautés libres (171). Des problèmes plus intéressants (176).


________________________________________

Chapitre 1 : Quelques réalités de la vie

Utopie ou rien

Le « communisme » stalinien et le « socialisme » réformiste ne sont que des variantes du capitalisme

Démocratie représentative contre démocratie conseilliste [de délégués]

[Des] irrationalités du capitalisme

Quelques révoltes modernes exemplaires

Quelques objections courantes

Domination croissante du spectacle ________________________________________


1. Quelques réalités de la vie [@@]

``La racine du manque d'imagination régnant ne peut se comprendre si l'on n'accède pas à l'imagination du manque; c'est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit et caché, et pourtant possible, dans la vie moderne. --Internationale Situationniste no. 7 [p. 10]


Utopie ou rien

Dans toute l'histoire on n'a jamais vu un contraste si frappant entre ce qui puisse être [les réalités possibles] et ce qui existe effectivement.

Ce n'est pas nécessaire de signaler [d'examiner/d'approfondir] [ici] tous les problèmes dans le monde actuel; la plupart sont généralement connus, et de s'appesantir sur eux ne fait [le plus souvent] que nous rendre moins sensibles à leur réalité. Mais même si nous ayons « assez de force pour supporter les maux d'autrui », [CF. La Rochefoucauld no. 19] la détérioration sociale actuelle affecte [touche] finalement nous tous. Ceux [d'entre nous] qui ne souffrent pas de répression physique doivent néanmoins souffrir les répressions morales imposées par un monde de plus en plus mesquin, stressant, ignorant et laid. Ceux qui échappent la misère économique ne peuvent échapper l'appauvrissement général de la vie.

Et même la vie à ce niveau pitoyable [lamentable] ne pourra continuer longtemps. Le ravage de la planète par le développement mondial du capitalisme nous a amené au point où c'est [bien] possible que l'humanité disparaisse dans [avant] quelques décennies.

Pourtant ce même développement a rendu possible l'abolition du système d'hiérarchie et d'exploitation qui était [auparavant] basé sur la disette [matériel] et l'inauguration d'une nouvelle forme de société réellement libérée.

Plongeant [Se précipitant/dévalant/dégringolant] d'un désastre à un autre vers la folie universelle [= collective/de masse] et une apocalypse écologique, ce système a acquis une vitesse qui ne peut plus être maîtrisée même par ses soi-disant maîtres. Approchant un monde où nous ne puissions sortir de nos ghettos fortifiés sans des gardes armés, ou même aller au grand air sans nous appliquer de la lotion solaire [= pour se protéger contre l'irradiation au cas d'un affaiblissement de la couche d'ozone] de crainte d'attraper du cancer de la peau [cancer cutané], c'est difficile de prendre au sérieux ceux qui nous conseillent de mendier quelques réformes.

Ce qui est nécessaire, à mon avis, c'est une révolution mondiale participative et démocratique qui abolira et le capitalisme et l'État. Ça c'est une grosse affaire, je le reconnais; mais je ne crois que rien de moins puisse aller à la racine de nos problèmes. Il pourrait sembler ridicule de parler de révolution; mais toutes les autres solutions présument la continuation du système actuel, ce qui est même plus ridicule. [CF. I.S. no. 6, p. 3]

  • * *

Le « communisme » stalinien et le « socialisme » réformiste ne sont que des variantes du capitalisme

Avant d'examiner ce qu'impliquerait une telle révolution, et d'y répondre à quelques objections typiques [courantes], il faut souligner qu'elle n'a rien à voir avec les stéréotypes répugnants qui sont généralement évoqués par ce mot (terrorisme, vengeance, coups politiques, chefs manipulateurs prêchant le sacrifice, suiveurs zombies scandant des slogans approuvés [politically correct @@]). Surtout, il ne faut pas la confondre avec les deux échecs principaux de l'histoire moderne [de ce projet/du mouvement radical moderne], le « communisme » stalinien et le « socialisme » réformiste.

Après des décennies au pouvoir, d'abord en Russie, puis dans plusieurs autres pays, il est devenu évident que le stalinisme est tout le contraire d'une société libérée. L'origine de ce phénomène grotesque est moins évidente. Les trotskistes et d'autres ont essayé de distinguer entre le stalinisme et le bolchevisme antérieur de Lénine et Trotsky. Il y a certes [en effet] des différences, mais ce sont plutôt quantitatives que qualitatives. L'État et la révolution de Lénine, par exemple, présente une critique de l'État plus cohérente que celles qu'on peut trouver dans la plupart des textes anarchistes; le problème, c'est que les aspects radicaux du pensée de Lénine ont fini par camoufler la pratique effectivement authoritaire des Bolcheviks. Se plaçant au-dessus des masses qu'il prétendait représenter, et avec une hiérarchie internelle correspondante entre les membres [les militants] et leurs chefs, le Parti bolchevique était déjà bien en route vers la création des conditions pour le développement du stalinisme lorsque Lénine et Trotsky était encore au pouvoir.*

______ (*Voir The Bolsheviks and Workers' Control, 1917-1921 de Maurice Brinton; La révolution inconnue de Voline; La Commune de Cronstadt de Ida Mett; La tragédie de Cronstadt : 1921 de Paul Avrich; Le mouvement makhnoviste de Pierre Archinoff; et les thèses 98-113 de La Société du Spectacle de Guy Debord.)


Mais si nous voulons faire mieux, il faut être clair sur ce qui a échoué. Si « le socialisme » veut dire la pleine [complète] participation des gens aux décisions sociales qui affectent leur vie, il n'a existé ni dans les régimes staliniennes de l'Est ni dans les Welfare States de l'Ouest. L'effondrement récent du stalinisme n'est ni une justification du capitalisme ni une preuve de l'échec du « communisme marxiste ». Quiconque s'est donné la peine de lire Marx (ce qui n'est évidemment pas le cas chez la plupart de ses critiques suffisants [faciles/spécieux]) sait bien que le léninisme est une distorsion sévère de la pensée de Marx, et que le stalinisme n'en est qu'une pure parodie. [Et] La propriété gouvernementale [nationalisation de propriété] n'a [non plus] rien à voir avec le communisme dans son sens authentique de propriété commune, communautaire; ce n'est qu'une variante de capitalisme dans laquelle la propriété étatique-bureaucratique remplace (ou fusionne avec) la propriété privée-commerciale.

Le long spectacle d'opposition entre ces deux variétés du capitalisme a caché leur renforcement mutuel. Les conflits sérieux étaient limités aux batailles par procuration dans le Tiers Monde (Vietnam, Angola, Afghanistan, etc.). Ni l'un côté ni l'autre n'a jamais fait aucun tentative sérieuse de renverser l'ennemi dans son coeur [sa région centrale]. (Le Parti communiste français a saboté la révolte de Mai 1968; les puissances occidentales, qui sont intervenues massivement aux pays où on ne les voulait pas, ont refusé d'envoyer seulement quelques armes capables de détruire des chars, dont avaient besoin les insurgés hongrois de 1956.) Guy Debord a fait observer en 1967 que le capitalisme d'État stalinien s'était déjà révélé comme [simple] « pauvre parent » du capitalisme occidental classique, et que son déclin commençait à priver les dirigeants occidentaux de la pseudo-opposition qui les renforçait en semblant représenter l'alternative [= le seul autre choix] à leur système. « La bourgeoisie est en train de perdre l'adversaire qui la soutenait objectivement en unifiant illusoirement toute négation de l'ordre existant » (La Société du Spectacle, thèses 110-111).

Bien que les dirigeants occidentaux aient prétendu se réjouir de l'effondrement du stalinisme comme un victoire naturel [attendu] de [pour] leur propre système, personne d'entre eux ne l'avait prédit et il est évident qu'ils n'ont actuellement aucune idée sur quoi faire sur tous les problèmes posés par lui, sauf de tirer profit de la situation avant que tout s'écroule. En réalité les compagnies multinationales et monopolistes qui proclament « libre entreprise » comme panacée savent bien que le capitalisme de libre-échange aurait explosé depuis longtemps [à cause] de ses propres contradictions s'il n'ait pas été sauvé malgré lui par quelques réformes pseudo-socialistes.

Ces réformes (services sociaux, assurance sociale, journée de huit heures, etc.) ont amélioré peut-être certains des défauts les plus frappants du système, mais elles ne l'ont aucunement dépassé. Dans les années récentes elles n'ont même pas marché aux pas de ses crises accélérantes. De toute façon, les améliorations les plus importantes n'étaient gagnées que par de luttes populaires longues et souvent violentes, qui ont fini par forcer la main des bureaucrates. Les partis gauchistes et les syndicats qui prétendaient mener [être à l'avant-garde de] ces luttes ont servi [fait fonction] principalement de soupapes de sûreté, récupérant des tendances radicales et huilant les rouages [lubrifiant les mécanismes] de la machine sociale.

Comme l'ont montré les situationnistes, la bureaucratisation des mouvements radicaux, qui a dégradé les gens en suiveurs continuellement « trahis » par leurs chefs, est liée à la spectacularisation croissante de la société capitaliste moderne, qui a dégradé les gens en spectateurs d'un monde qui leur échappe -- tendance qui est devenu toujours plus évidente, bien qu'ordinairement ce ne soit comprise que superficiellement.

Considérées dans l'ensemble, toutes ces constatations indiquent qu'une société libéré ne peut se créer que par la participation active de l'ensemble du peuple, non pas par des organisations hiérarchiques qui prétendent agir de leur part. Il ne s'agit pas de choisir des chefs plus honnêtes ou plus « responsifs » [= qui ne se montrent pas très distants, mais qui répondent aux soucis du peuple], mais de ne pas accorder du pouvoir indépendant à quelque chef que ce soit. C'est normal [et acceptable] que des individus ou des groupes initient des actions radicales, mais il faut qu'une partie importante et toujours croissante de la population [du peuple] participent; sinon le mouvement n'aboutira à une nouvelle société, mais seulement à un coup qui installera de nouveaux dirigeants.

  • * *

Démocratie représentative contre démocratie conseilliste [de délégués]

Je ne répéterai pas toutes les critiques classiques du capitalisme et de l'État faites par les socialistes et les anarchistes; elles sont généralement connues, ou au moins généralement accessibles. Mais pour clarifier quelques-unes des confusions de la rhétorique politique traditionelle, il convient de résumer les types élémentaires de l'organisation sociale. Pour simplifier, je commencerai en examinant séparément les aspects « politiques » et « économiques », bien qu'ils se soient évidemment reliés. C'est aussi vaine/inutile d'essayer à égaliser les conditions économiques [des gens] au moyen d'une bureaucratie étatique, que d'essayer de démocratiser la société quand que le pouvoir de l'argent permet à la minorité riche de dominer les institutions qui déterminent la conscience [des gens] des réalités sociales. Puisque le système fonctionne comme un ensemble, il ne peut être changé fondamentalement que dans l'ensemble.

Pour commencer avec l'aspect politique, on peut distinguer grosso modo cinq niveaux de « gouvernement » :

(1) Liberté illimité [sans restriction] (2) Démocratie directe

    a) consensus [= accord général/unanimité] 
    b) décision majoritaire 

(3) Démocratie par délégués [Démocratie conseilliste] (4) Démocratie représentative (5) Dictature minoritaire déclarée

La société actuelle oscille entre (4) et (5), c'est-à-dire entre le gouvernement minoritaire non déguisé et le gouvernement minoritaire camouflé par une façade de démocratie symbolique. Une société libérée abolirait (4) et (5) et réduirait progressivement le besoin de (2) et (3).

Je discuterai plus tard les deux types de (2). Mais la distinction essentielle est celle entre (3) et (4).

Dans la démocratie représentative les gens abdiquent leur pouvoir à des fonctionnaires élus. Les programmes des candidats se limitent à quelques généralités vagues, et une fois qu'ils sont élus, on a peu de contrôle sur leurs décisions effectives sur des centaines de questions, sauf la menace faible de transférer son vote, quelques ans plus tard, à quelque politicien rival qui serait également hors de contrôle. Les députés dépendent des riches pour des pots-de-vin et des contributions pour les campagnes électorales; ils sont subordonnés aux propriétaires des médias, qui déterminent quelles questions soient accordées de la publicité; et ils sont presqu'aussi ignorants et impuissants que le grand public quand il s'agit des nombreuses questions importantes qui sont déterminées par des bureaucrates non élus ou par des agences secrètes [et] indépendantes. Les dictateurs déclarés sont parfois renversés, mais les véritables dirigeants des régimes « démocratiques », la minorité minuscule qui possède ou domine pratiquement tout, ceux-là ne sont jamais élus ni rejetés [= par vote]. Le grand public ignore la seule existence de la plupart d'entre eux.

Dans la démocratie de délégués, les délégués sont élus pour des buts précis, et avec des limitations très précises. Le délégué peut être donné [porteur d'] un mandat impératif (ordonné de voter dans une façon précise sur une question particulaire), ou bien le mandat pourrait être laissé ouvert (le délégué étant libre de voter comme il pense mieux); dans ce dernier cas, les gens qui l'ont élu se réservent habituellement la droit de confirmer ou de rejeter les décisions ainsi prises. Les délégués sont généralement élus pour une durée très courte et ils peuvent être révoqués à n'importe quel moment.

Dans le contexte des luttes radicales, des assemblées de délégués se sont appelées généralement des « conseils ». Cette forme était inventée par des ouvriers en grève pendant le révolution russe de 1905 (soviet est le mot russe pour conseil). Quand les soviets sont reparus en 1917, ils étaient progressivement soutenus, manipulés, dominés et récupérés par les Bolcheviks, qui ont réussi bientôt à les transformer en parodies d'eux-mêmes : tampons de « l'État soviet » (le dernier soviet indépendant, celui des marins de Cronstadt, est écrasé en 1921). Néanmoins, les conseils ont continué à reparaître, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Hongrie et ailleurs, parce qu'ils sont la solution évidente au besoin d'une forme pratique d'organisation populaire non hiérarchique. Et ils rencontrent toujours de l'opposition par toutes les organisations hiérarchiques, parce qu'ils menacent l'autorité de toutes les élites spécialisées, en indiquant la possibilité d'une société d'autogestion généralisée : non pas l'autogestion de quelques détails de la situation actuelle, mais l'autogestion étendue à toutes les régions du monde et à tous les aspects de la vie.

Mais comme je l'ai fait remarquer au-dessus, la question des formes démocratiques ne pourrait se distinguer du contexte économique.

  • * *

Des irrationalités du capitalisme

L'organisation économique peut se voir de l'angle du travail :

(1) Complètement voluntaire (2) Coopératif (autogestion collective) (3) Forcé et exploiteur

    a) non déguisé (l'esclavage)
    b) déguisé (le salariat) 

Ou bien, de l'angle de la distribution :

(1) Communisme authentique (accessibilité [= utilisation de tous les biens] complètement libre) (2) Socialisme authentique (propriété et règlement collectifs) (3) Capitalisme (propriété privée et/ou étatique)

Bien qu'il soit possible de donner gratuitement des biens ou des services produits par le salariat, ou [inversement] de transformer en marchandises des biens produits par le travail bénévole ou coopératif, ces niveaux du travail et de la distribution se correspondent généralement [grosso modo]. La société actuelle est principalement (3), c'est-à-dire la production et la consommation forcées des marchandises. Une société libérée abolirait (3) et réduirait autant que possible (2) en faveur de (1).

Le capitalisme est basé sur la production marchande (la production des marchandises à but lucratif) et le salariat (le pouvoir de travail devenu lui-même une marchandise à acheter et à vendre). Comme l'a remarqué Marx, il y a moins de différence que l'on ne penserait entre l'esclave et le travailleur « libre ». L'esclave, bien qu'il semble ne rien toucher [n'être payé rien], reçoit au moins les moyens de sa survie et de sa reproduction, pour lesquelles le travailleur (qui devient un esclave temporaire pendant son temps de travail) doit payer la plupart de son salaire. Bien sûr, certains métiers sont moins pénibles que d'autres, et en principe le travailleur individu a le droit de changer son emploi, de lancer sa propre compagnie, d'acheter des actions ou de gagner la loterie. Mais tout cela ne fait que déguiser le fait que la grande majorité des gens sont asservis collectivement.

Comment sommes-nous arrivés dans cette situation ridicule ? [une situation si ridicule ?] Si nous nous remontons assez longtemps, nous trouverons qu'à un certain moment les gens étaient dépossédés de force : chassés de la terre et [autrement/par autre moyens] privés des moyens de produire les biens nécessaires pour la vie. (Les chapitres fameux sur « l'accumulation primitive » dans Le Capital décrivent d'une manière vivante ce processus en Angleterre.) Tant que les gens acceptent cette dépossession, ils sont contraints d'entrer dans des affaires inégales [= où l'autre parti a l'avantage] avec les « propriétaires » (ceux qui les ont volés, ou bien ceux qui ont plus tard obtenu les titres de « propriété » des prémiers voleurs) dans lesquelles ils échangent leur travail contre une fraction de ce qu'il produit effectivement, le surplus étant gardé par les propriétaires. Ce surplus (le capital) peut être alors réinvesti pour engendrer toujours plus des surplus.

Quant à la distribution, une fontaine publique [= pour boire] est un exemple banal du communisme authentique (accessibilité non limitée). Une bibliothèque municipale en est du socialisme authentique (accessibilité gratuite mais réglée).

Dans une société rationale [raisonnable/sensé], l'accessibilité dépendrait sur le degré d'abondance. Pendant une sécheresse il faudrait rationner l'eau. Inversement, une fois que les bibliothèques seront mises complètement en ligne, ils pourraient devenir complètement communistes : n'importe qui pourrait avoir accès à un nombre illimité de textes sans plus besoin de s'occuper de contrôles [pour emprunter et retourner les livres], de sécurité contre le vol, etc.

Mais ce rapport rational [entre accessibilité et abondance] est entravé par la persistance [continuation] des intérêts économiques séparés. Pour prendre le dernier exemple, il sera bientôt possible techniquement de créer une « bibliothèque » mondiale où tous les livres, tous les filmes et tous les enregistrements musicaux seraient mis en ligne, permettant n'importe qui d'obtenir des copies gratuitement (plus besoin de magasins, de ventes, de publicités, d'emballage, de d'expédition, etc.). Mais puisque cela éliminerait également les bénéfices des compagnies d'édition, d'enregistrement et cinématographiques, on consacre beaucoup plus d'énergie à inventer des méthodes compliquées pour empêcher le copiage, ou bien pour le contrôler et le faire payer (tandis que d'autres gens consacrent une énergie correspondante à inventer des méthodes pour tourner tels contrôles), que pour développer une technologie qui pourrait profiter à tout le monde.

Un des mérites de Marx, c'était d'avoir tranché [dépassé] les discours politiques creux basés sur des principes philosophiques ou éthiques abstraits (« la nature humaine » est telle chose [a telle qualité]; tous les gens ont un « droit naturel » à ceci ou à cela), en montrant comment les possibilités et la conscience sociales sont dans une grande mesure limitées et influencées par les conditions matérielles. La liberté dans l'abstrait n'a pas beaucoup de significance si presque tout le monde doit travailler tout le temps simplement pour assurer leur survie. Ce n'est pas réaliste d'attendre que les gens soient généreux et coopératifs dans les conditions de disette (mettant à côté la situation radicalement différente du « communisme primitif »). Mais un surplus suffisamment grand ouvrit des possibilités bien plus grandes. L'espoir de Marx et les autres révolutionaires de son temps était basé sur le fait que les potentialités technologiques développées par la révolution industrielle avaient fournit enfin une base matérielle qui suffirait à une société sans classes. Il ne s'agissait plus de déclarer que les choses « devraient » être différentes, mais de signaler qu'elles peuvent être différentes; que la domination de classes n'était pas seulement injuste, mais qu'elle n'était plus nécessaire.

A-t-elle jamais été vraiment nécessaire ? Marx a-t-il raison de voir le développement du capitalisme et de l'État comme étapes inévitables, ou aurait-il été possible d'inaugurer une société libérée sans ce détour pénible ? Heureusement, nous n'avons plus à nous occuper de cette question. Qu'elle ait été possible ou non dans le passé, les conditions matérielles actuelles sont plus que suffisantes pour soutenir une société mondiale sans classes.

Le désavantage le plus grave du capitalisme n'est pas son injustice quantitative, c'est-à-dire le fait que la richesse est distribuée d'une façon inégale, que les travailleurs ne sont pas payés toute la « valeur » de leur travail. Le problème, c'est que cette marge d'exploitation, même si ce soit relativement minime, fait possible l'accumulation privée du capital, qui finit par réorienter tout [toute chose] à ses propre fins, en dominant et pervertissant tous les aspects de la vie.

Plus [de] l'aliénation est produite par le système, plus de l'énergie sociale doit être déroutée pour le seul but de le maintenir en [bon] fonctionnement : plus de publicités pour vendre des marchandises superflues, plus d'idéologies pour embobiner les gens, plus de spectacles pour les pacifier, plus de police et de prisons pour réprimer la crime et la révolte, plus d'armes pour concourir avec des États rivaux; ce qui [tout cela] produit encore plus de frustrations et d'antagonismes, qui exigent encore plus de spectacles, de prisons, etc. Comme ce cercle vicieux continue, les véritables besoins humains ne se sont satisfaits qu'incidemment, ou pas du tout, tandis que pratiquement tout le travail est canalisé vers des projets absurdes, redondants ou destructeurs qui ne servent que maintenir le système.

Si ce système était aboli, et les potentialités technologiques modernes étaient transformées et redirigées convenablement, le travail nécessaire pour répondre aux véritables besoins humains serait réduit à un niveau si dérisoire qu'il pourrait facilement s'arranger volontairement et coopérativement, sans [plus] exiger des stimulations économiques ou de l'imposition étatique.

Il n'est pas trop difficile de saisir l'idée du dépassement du pouvoir hiérarchique déclaré. L'autogestion pourrait se voir comme la réalisation de la liberté et de la démocratie qui sont les valeurs officielles des sociétés occidentales. Malgré le conditionnement qui nous rend soumis, tout le monde a eu des moments où il a rejeté la domination et a commencé à parler ou à agir pour soi-même.

Il est bien plus difficile de saisir l'idée du dépassement du système économique. La domination du capital est plus subtile et plus autorégulatrice. Des questions du travail, de la production, des biens, des services, de l'échange et de la coordination dans le monde moderne ont une apparence si compliquées que la plupart des gens assument la nécessité de l'argent comme médiation universelle, le trouvant difficile d'imaginer aucun changement qui ne serait plus que celui de le répartir dans une manière plus équitable.

Pour cette raison je vais repousser la discussion des aspects économiques jusqu'au point dans ce texte où il serait possible de les examiner en plus de détail.

  • * *

Quelques révoltes modernes exemplaires

Une telle révolution, est-elle probable ? Probablement non. [= C'est plus probable elle n'arrivera pas; la chance est probablement moins que 50%.] Le problème principal, c'est qu'il y a peu de temps. Dans les époques antérieures on pouvait imaginer [avec quelque réalisme] que, malgré toutes les folies et tous les désastres de l'humanité, nous nous en sortirions d'une façon ou d'une autre, et finirions peut-être par tirer la leçon de nos erreurs. Mais maintenant que les politiques sociales et les développements technologiques ont des ramifications écologiques mondiales et irrévocables, procéder uniquement par tâtonnements maladroits ne suffit plus. Il ne nous reste que quelques décennies pour renverser la tendance. Et avec le passage du temps, la tâche devient toujours plus difficile. Le fait que les problèmes sociaux fondamentaux ne sont pas résolus, ni même guère affrontés, favorise des tendances toujours plus désespérées et plus délirantes vers la guerre, le fascisme, les antagonismes ethniques, les fanatismes religieux et d'autres formes d'irrationalité populaire, ce qui détourne ceux qui sans cela auraient pu lutter pour une société nouvelle vers des actions seulement défensives et finalement vaines.

Mais la plupart des révolutions ont été précédées par des périodes où tout le monde se moquait de l'idée que les choses pourraient changer [jamais]. Malgré les nombreuses tendances décourageantes dans le monde actuel, il y a aussi quelques signes encourageants, y compris la désillusion générale quant aux autres solutions qui ont échoué. [@@] Bien des révoltes populaires dans ce siècle se sont dirigées spontanément dans le bon sens. Je ne parle pas des révolutions qui ont « réussi » -- ce sont toutes des impostures -- mais des tentatives moins connues et plus radicales. Parmi les plus notables : Russie 1905, Allemagne 1918-1919, Italie 1920, Asturies 1934, Espagne 1936-1937, Hongrie 1956, France 1968, Tchécoslovaquie 1968, Portugal 1974-1975, Pologne 1980-1981. Mais beaucoup d'autres mouvements, depuis la révolution mexicaine de 1910 jusqu'à la lutte anti-apartheid [récente] dans l'Afrique du Sud, ont contenu des moments exemplaires d'expérimentation populaire avant d'être repris sous contrôle bureaucratique.

Ceux qui n'ont pas étudié soigneusement ces mouvements ne sont pas en position de rejeter la possibilité d'une révolution. Les mépriser à cause de leur « échec » est hors du propos.* La révolution moderne, c'est une question de tout ou rien : des révoltes particulaires sont voué à l'échec jusqu'à ce qu'une réaction en chaîne se soit déclenchée qui se répande plus vite que la répression ne puisse la cerner. Ce n'est guère surprenant que ces révoltes ne sont pas allées plus loin; ce qui est encourageant, c'est qu'elles se sont allées si loin [aussi loin qu'elles l'ont fait]. Un nouvel mouvement révolutionnaire prendra sans doute des formes nouvelles et imprévisibles; mais ces tentatives antérieures offrent encore bien des exemples sur ce que l'on pourrait faire, ainsi que sur ce que l'on doit éviter.

_____

(*« La ``réussite ou l' ``échec d'une révolution, référence triviale des journalistes et des gouvernements, ne signifie rien dans l'affaire, pour la simple raison que, depuis les révolutions bourgeoises, aucune révolution n'a encore réussi : aucune n'a aboli les classes. La révolution prolétarienne n'a vaincu nulle part jusqu'ici, mais le processus pratique à travers lequel son projet se manifeste a déjà créé une dizaine, au moins, de moments révolutionnaires d'une extrême importance historique, auxquels il est convenu d'accorder le nom de révolutions. Jamais le contenu total de la révolution prolétarienne ne s'y est déployé; mais chaque fois il s'agit d'une interruption essentielle de l'ordre socio-économique dominant, et de l'apparition de nouvelles formes et de nouvelles conceptions de la vie réelle, phénomènes variés qui ne peuvent être compris et jugés que dans leurs signification d'ensemble, qui n'est pas elle-même séparable de l'avenir historique qu'elle peut avoir. (...) La révolution de 1905 n'a pas abattu le pouvoir tsariste, qui a seulement fait quelques concessions provisoires. La révolution espagnole de 1936 ne supprima pas formellement le pouvoir politique existant : elle surgissait au demeurant d'un soulèvement prolétarien commencé pour maintenir cette République contre Franco. Et la révolution hongroise de 1956 n'a pas aboli le gouvernement bureaucratique-libéral de Nagy. À considérer en outre d'autres limitations regrettables, le mouvement hongrois eu beaucoup d'aspects d'un soulèvement national contre une domination étrangère; et ce caractère de résistance nationale, quoique moins important dans la Commune, avait cependant un rôle dans ses origines. Celle-ci ne supplanta le pouvoir de Thiers que dans les limites de Paris. Et le soviet de Saint-Pétersbourg en 1905 n'en vint même jamais à prendre le contrôle de la capitale. Toutes les crises citées ici comme exemples, inachevées dans leurs réalisations pratiques et même dans leurs contenus, apportèrent cependant assez de nouveautés radicales, et mirent assez gravement en échec les sociétés qu'elles affectaient, pour être légitimement qualifiées de révolution. » (I.S. no. 12, pp. 13-14.))


  • *

Quelques objections courantes

On dit souvent qu'une société sans État pourrait marcher si tout le monde était des anges, mais que, considérant la perversité de la nature humaine, quelque [un certain degré de] hiérarchie est nécessaire pour maintenir l'ordre. Il serait plus juste à dire que si tout le monde était des anges, le système actuel pourrait marcher assez bien (les bureaucrates feraient leurs fonctions honnêtement, les capitalistes s'abstiendraient des affaires socialement noisives même si elles étaient payantes). C'est précisément parce que les gens ne sont pas des anges qu'il est nécessaire d'abolir le système qui en permet quelques-uns de devenir des diables très efficaces. Mettez cent gens dans une petite salle qui n'a qu'un trou d'aération, ils se déchiront à mort pour y avoir d'accès; mettez-les en liberté, ils pourraient manifester une nature assez différente. Comme l'a dit un des graffiti de Mai 1968, « L'homme n'est ni le bon sauvage de Rousseau, ni le pervers de l'église et de La Rochefoucauld. Il est violent quand on l'opprime, il est doux quand il est libre. »

D'autres prétendent que, quelles que soient les causes ultimes, les gens soient actuellement si paumés qu'ils ne pourront même concevoir la création une société libérée avant d'être guéris psychologiquement ou moralement. Dans ses dernières années, Wilhelm Reich s'est venu à croire qu'une « peste émotionnelle » était si fermement fixée dans la population [le peuple] qu'il faudrait [attendre une intervale] des générations d'enfants sainement élevés avant que les gens deviendraient capables d'une transformation libertaire; et que, entretemps, on devrait éviter d'affronter le système de front, parce que cela risque d'attiser la réaction ignorante populaire.

Certes les tendances irrationales populaires nécessitent parfois la discrétion. Mais aussi puissantes qu'elles soient, ce ne sont pas des forces irrésistibles. Elles contiennent [eux aussi] des contradictions. Le fait de se raccrocher à une autorité absolue n'est pas forcément le signe d'une confiance en autorité; cela peut être, au contraire, un effort désespéré de réprimer ses propres doutes croissants (le resserrement convulsif d'une poigne qui glisse). Les gens qui adhèrent à des gangs ou à des groupes réactionnaires, ou qui sont gagnés par des cultes religieux ou de l'hystérie patriotique, ils cherchent, eux aussi, un sentiment de libération, de relation [rapport/connexion/contact], de but [= sens (dans sa vie)], de participation, de pouvoir [= sur l'emploi de sa vie]. Comme l'a montré Reich lui-même, le fascisme donne une expression particulièrement vigoureuse et dramatique de ces aspirations fondamentales, ce qui explique pourquoi il a souvent un attrait plus profond que ne l'ont les vacillations, les compromis et les hypocrisies des progressistes.

À la longue la seule façon de vaincre [définitivement] la réaction, c'est de présenter des expressions plus franches de ces aspirations, ainsi que des occasions plus authentiques pour les réaliser. Quand les questions fondamentales sont forcées à se montrer [= quand on les donne de la publicité], les irrationalités [notions irrationales] qui ont fleuri à la faveur des répressions psychologiques tendent à s'affaiblir, tout comme des microbes [néfastes] qui sont exposés au soleil et au grand air. De toute façon, même si nous ne prévalons pas [finalement], il y a au moins une certaine satisfaction de lutter ouvertement pour ce que nous croyons [bon], plutôt que d'être vaincus dans une position d'hésitation et d'hypocrisie.

Il y a des limites au degré où [?] on peut se libérer (ou élever des enfants libérés) dans une société malade. Mais si Reich avait raison de signaler que les gens refoulés sont moins capables d'envisager la libération sociale, il ne s'est pas rendu compte à tel degré le processus de la révolte sociale peut être psychologiquement libérateur. (On dit que les psychologues français se sont plaints de ce qu'ils avaient bien moins de clients à la suite de Mai 1968 !)

La notion de la démocratie totale soulève le spectre d'une « tyrannie de la majorité ». Les majorités peuvent certes être ignorantes et bigotes. La seule véritable solution, c'est d'affronter directement cette ignorance et cette bigoterie. [= pour essayer de les supprimer] Garder les masses dans leur aveuglement (en comptant sur les juges libéraux [éclairés] pour protéger des libértés civiques, ou sur des législateurs progressistes pour fair passer discrètement des réformes progressistes), cela ne conduit qu'à des répercussions [réactionnaires/chocs en retour] populaires quand les questions délicates montent finalement au jour.

Cependant si l'on examine de près les situations dans lesquelles une majorité semble avoir opprimé une minorité, dans la plupart des cas il s'agit plutôt d'une domination minoritaire déguisée, où l'élite dirigeante joue sur les différences raciales ou culturelles pour détourner contre elles-mêmes les frustrations des masses exploités. Quand les gens gagneront finalement du pouvoir réel sur [l'emploi de] leur propre vie, ils auront des choses à faire bien plus intéressantes que la persécution des minorités.

Il serait impossible de répondre à toutes les objections qu'on soulève à la seule mention d'une société non hiérarchique, quant à tous les abus ou tous les désastres possibles. Des gens qui acceptent avec résignation un système qui, chaque année, condamne à mort des millions de leurs semblables dans les guerres et les famines, et encore plus de millions à la prison et à la torture, deviennent subitement fous d'indignation à la pensée que dans une société autogérée il pourraient être quelques abus, quelque violence, quelque coercition, voire seulement quelques inconvénients temporaires. Ils oublient qu'il n'incombe pas à un nouveau système social de résoudre tous nos problèmes, mais seulement de les régler mieux que ne le fasse le système actuel, ce qui n'est pas une grosse affaire.

Si l'histoire suivait [s'est accordée avec] les opinions suffisantes des commentateurs officiels, il n'y aurait jamais eu de révolution. Dans toute situation il y a toujours bien des idéologistes prêts à déclarer qu'aucun changement radical n'est possible. Si l'économie marche bien, ils prétendront que la révolution dépend des crises économiques; s'il y a une telle crise, d'autres déclaront avec une confiance égale qu'une révolution est impossible parce que les gens sont trop occupés à assurer leur propre survie. Ceux-là, surpris par la révolte de Mai 1968, ont essayé à découvrir rétrospectivement la crise invisible qui selon leur idéologie devait y avoir été. Ceux-ci prétendent que la perspective situationniste a été démentie par l'aggravation des conditions économiques depuis ce temps-là.

En réalité, les situationnistes ont simplement constaté que la réalisation générale [= très répandue, mais pas partout] de l'abondance capitaliste a démontré que la survie garantie ne peut remplacer la vie réelle. Que l'économie connait des hauts et des bas périodiques n'a aucun rapport avec cette conclusion. Le fait que quelques personnes en haut lieu ont réussi récemment à canaliser une portion encore plus grande [= que d'habitude/qu'autrefois] de la richesse sociale, avec la conséquence qu'un nombre croissant d'individus sont mis à la rue [sur le pavé/sans abri], ce qui terrorise tous les autres de crainte que la même chose n'arrive pas à eux, cela pourrait rendre moins évidente la possibilité d'une société d'abondance libre [postscarcity = dès que nous aurions dépassé la disette], mais les conditions matérielles préalables en sont toujours là.

Les crises économiques qui sont évoquées comme évidence que nous devons « baisser nos espérances » sont en fait causées par la surproduction et par le manque du travail. L'absurdité ultime du système actuel, c'est que le chômage est vu comme un problème, et que les technologies qui pourraient réduire le travail nécessaire sont [au contraire] dirigées vers la création de nouveaux emplois pour remplacer ceux qu'elles rendent superflus. Le vrai problème, ce n'est pas que tant de gens n'aient pas du travail, mais que tant des gens en ont encore. Il faut élever [hausser] nos espérances, non pas les baisser.*

_____ (*« Les difficultés économiques de ceux qui exploitent n'intéressent pas les travailleurs. Si l'économie capitaliste ne supporte pas les revendications des travailleurs, voilà une raison de plus pour lutter pour une nouvelle société, où nous puissions nous-mêmes avoir pouvoir de décision sur toute l'économie et la vie sociale. » (Travailleurs d'aviation portugais, 27 octobre 1974.) [CF. cité dans Semprun, Portugal p. 70] )


Domination croissante du spectacle

Ce qui est bien plus grave que ce spectacle de notre prétendue impuissance devant l'économie, c'est la puissance très augmentée du spectacle lui-même, qui s'est développé dans les dernières années au point de réprimer pratiquement toute conscience de l'histoire antéspectaculaire ou des possibilités antispectaculaires. Dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), Guy Debord examine ce développement nouveau en détail :

Le changement qui a le plus d'importance, dans tout ce qui s'est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c'est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. (...) La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général; et d'abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. (...) Le spectacle organise avec maîtrise l'ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l'oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n'a été recouvert de tant de mensonges commandés que l'histoire de mai 1968. (...) Le flux des images emporte tout, et c'est également quelqu'un d'autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s'y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion. (...) Il isole toujours, de ce qu'il montre, l'entourage, le passé, les intentions, les conséquences. (...) Il n'est donc pas surprenant que, dès l'enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolue de l'informatique : tandis qu'ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes; et qui seule aussi peut donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler. [Commentaires pp. 17, 23, 37-38]

Dans le texte présent j'ai essayé de récapituler quelques questions de base qui ont été cachées [enfouies] sous ce refoulement spectaculaire intensif. Tout cela pourrait beau sembler banal à certains ou obscur à d'autres, au moins il servira peut-être à rappeler ce qui était une fois possible, dans ces temps primitifs d'il y a quelques décennies, quand les gens avaient la notion vieillote qu'ils pourraient comprendre et influencer leur propre histoire.

Les choses ont certes changé beaucoup depuis les années 60 (pour le mal dans la plupart des cas). Mais notre situation n'est peut-être pas aussi désespérée qu'elle ne le paraisse à ceux qui gobent tout ce que le spectacle leur présente [fourni]. Parfois il ne faut qu'une petite secousse pour percer la stupeur.

Même s'il n'est pas garanti que nous vainquions finalement, telles percées sont déjà un plaisir. Où peut-on trouver un jeu plus grand ?


Joie de la révolution [Ébauche d'une traductions]


Chapitre 2 : Jeux d'approche [@@]

Brèches personnelles [individuelles]

Interventions critiques

La théorie contre l'idéologie

Éviter les faux choix, élucider les véritables

Le style insurrectionnel

Le cinéma radical

L'oppressionnisme contre le jeu [le ludisme]

Le scandale de Strasbourg

De la misère de la politique électorale

Réformes et institutions alternatives

Political correctness [Correction politique?] ou L'aliénation égale pour tous

Désavantages du moralisme et de l'extrémisme simpliste

Avantages de l'audace

Avantages et limites de la non-violence ________________________________________

2. Jeux d'approche

[@@ = Jeux préalables/travaux d'approche/les bagatelles de la porte (stimulation érotique)]

« L'individu ne peut savoir ce qu'il est réellement avant de s'être réalisé par l'action. (...) L'intérêt qu'il trouve dans quelque chose est déjà la réponse à la question s'il doit agir ou non, et comment. »

--Hegel, La phénoménologie de l'esprit


[CF: « Ainsi l'individu ne peut savoir ce qu'il est, avant de s'être porté à travers l'opération à la réalité effective. (...) et l'intérêt que l'individu trouve à quelque chose est la réponse déjà donnée à la question : s'il faut agir, et ce qu'il y a ici à faire. » [trans. Hyppolite, éd. Aubier bilingue, pp. 327-328] [Chapitre C.(AA).C.a : « Le règne animal de l'esprit... »] [éd. anglaise p. 240].


Brèches personnelles [individuelles]

Plus tard j'essayerai à répondre à quelques-unes des autres objections communes. Cependant aussi longtemps que ceux qui émettent les objections restent passifs, tous les arguments glisseront sur le parapluie de leur indifférence [ne finiront jamais par les convaincre], comme ils chantent le vieux refrain : « C'est une idée sympathique, mais ce n'est pas réaliste, elle se heurterait contre la nature humaine, il a toujours été comme cela... » Ceux qui ne réalisent pas leur propre potentialités ont peu de chances d'être capables de reconnaître celles des autres.

Paraphrasant [Pour paraphraser] cette vielle prière plein de sens, il nous faut l'initiative de résoudre les problèmes dont nous sommes capables, la patience de supporter ceux que nous ne pouvons résoudre, et la sagesse d'en reconnaître la différence. Mais il faut garder à l'esprit que certains problèmes qui ne peuvent pas être résolus par des individus peuvent être résolus collectivement. Découvrir que des autres partagent le même problème, c'est souvent le commencement d'une solution.

Bien sûr, certains problèmes peuvent être résolus individuellement par une variété de méthodes, depuis des thérapies ou des pratiques spirituelles jusqu'à des simples décisions sensées de corriger une erreur, de se défaire d'une habitude nuisible [d'acheter une conduite], d'essayer quelque chose de nouveau, etc. Mais je ne suis pas concerné ici par des expédients personnels, aussi utiles qu'ils puissent être dans leurs limites, mais par des moments où les gens avancent vers « l'extérieur » dans des entreprises [projets/aventures] intentionnellement subversives.

Il y a plus de possibilités que l'on ne penserait à première vue. Une fois que vous [qu'on...] refusez d'être intimidé, certaines sont assez simples. Vous pouvez commencer n'importe où. De toute façon, il faut commencer quelque part -- pensez-vous que vous pourriez apprendre à nager sans jamais entrer dans l'eau ?

Parfois [Dans certains cas] il faut un peu d'action pour trancher le verbiage excessif et rétablir une perspective concrète. Il ne s'agit pas forcément de quelque chose de très important. Si rien d'autre ne vient à l'esprit, un projet assez arbitraire pourrait suffire à secouer les choses un peu et à vous réveiller [vous-même].

À d'autres moments [au contraire] il faut cesser, rompre la chaîne [= série continue] d'actions et de réactions compulsives; détendre l'atmosphère, créer un peu d'espace hors de [à l'abri de] la cacophonie du spectacle. Presque tout le monde fait cela à quelque degré, par simple auto-défense psychologique, que ce soit en pratiqant une forme de méditation, ou en faisant périodiquement quelque activité qui servent effectivement le même but (cultiver son jardin, faire une promenade [se balader], aller à la pêche), ou bien simplement en s'arrêtant un instant dans la routine quotidienne pour respirer à fond, pour revenir un instant au « centre paisible ». Sans un tel espace c'est difficile d'avoir une perspective saine sur le monde, ou de garder seulement sa propre santé mentale.

Une des méthodes que j'ai trouvé efficaces, c'est de mettre les questions [choses] par écrit. L'avantage en est en partie psychologique (certains problèmes perdent leur pouvoir sur nous une fois qu'ils sont exposés là où nous pouvons les voir plus objectivement). En plus, le fait d'avoir mieux organisé nos pensées nous permet de reconnaître plus clairement les facteurs et les choix différents. Nous gardons souvent des notions inconséquentes [les unes avec les autres] sans se rendre compte de leurs contradictions avant d'avoir essayé de les mettre sur le papier.

[CF. « ...on regarde toujours de plus près à ce qu'on croit devoir être vu par plusieurs, qu'à ce qu'on ne fait que pour soi-même, et souvent les choses qui m'ont semblé vraies lorsque j'ai commencé à les concevoir, m'ont paru fausses lorsque je les ai voulu mettre sur le papier. » Descartes, Discours de la méthode, chap. 6.]

On m'a critiqué parfois pour avoir exagéré l'importance de l'écriture. Certes on peut régler bien des questions plus directement. Cependant, même les actions non verbales exigent de la pensée, de la discussion, et généralement de l'écriture, pour être réalisées, communiquées, débattues et corrigées d'une manière effective.

(De toute façon, je ne prétends pas traiter de tous les sujets; je n'aborde que certaines questions sur lesquelles je crois avoir quelque chose à dire. Si vous pensez que j'ai manqué d'examiner un sujet important, pourquoi ne pas le faire vous-même ?)


Interventions critiques

Écrire [L'écriture/Le fait d'écrire] vous permet de mettre au point vos idées à votre rythme, sans vous inquiéter de vos habilités oratoires ou de votre trac. Vous pouvez exprimer une chose une fois pour toute [une bonne fois] au lieu de devoir la répéter sans cesse. S'il faut de la discrétion, un texte peut être lancé [mis en circulation] anonymement. Les gens peuvent le lire à leur rythme à eux; ils peuvent s'arrêter pour y penser, y revenir pour vérifier des choses particulières, la reproduire, l'adapter, la recommander aux autres. Une discussion à haute voix peut produire des réponses plus prompte et plus détaillées, mais elle peut aussi dissiper votre énergie, vous empêcher de mettre au point vos idées [et de les réaliser]. Ceux qui se trouvent dans la même ornière que vous auront tendance à résister à vos tentatives d'y échapper, parce que votre succès serait un défi [mettrait en question] leur propre passivité [= en la mettant en relief].

[Parfois] Le meilleur moyen de provoquer tels gens est simplement de les laisser derrière vous pour poursuivre [en poursuivant/pendant que vous poursuivez] votre propre chemin. (« Hé ! Attendez-moi ! ») Ou bien, vous pouvez transférer le dialogue à un autre niveau. Une lettre oblige et l'auteur et le destinataire de préciser leurs idées [développer leurs idées plus clairement]. Des copies envoyées à d'autres personnes concernées pourraient animer la discussion. Une lettre ouverte attire encore plus de gens.

Si vous réussissez à créer une réaction en chaîne, où il y a[it] toujours plus de personnes qui lisent votre texte parce qu'ils voient d'autres le lisant et le discutant avec passion, il ne sera plus possible pour personne à prétendre ne pas avoir conscience des questions que vous avez soulevées.*

_____ (*La dissémination [diffusion] par l'I.S. d'un texte qui dénonçait un rassemblement international de critiques d'art en Belgique était exemplaire [à cet égard] : « On fit tenir des exemplaires à un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe. On téléphona tout ou partie du texte à d'autres, appelés nommément. Un groupe força l'entrée de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus, pour lancer des tracts sur l'assistance. On en jeta davantage sur la voie publique, des étages ou d'une voiture. (...) Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques aucun risque d'ignorer ce texte. » (I.S. no. 1.) [pp. 29-30] )


Supposons, par exemple, que vous critiquez un groupe d'être hiérarchique, de permettre à un chef d'avoir autorité sur les membres (ou les suiveurs ou les admirateurs [fans]). Une conversation privée avec un des membres pourrait [va probablement] ne rencontrer qu'une série de réactions défensives contradictoires contre lesquelles il serait vain d'argumenter. (« Non, il n'est pas vraiment notre chef... Et même s'il l'est, il n'est pas autoritaire... Et de toute façon, quel droit avez-vous à critiquer ? ») Mais une critique publique force les choses en plein jour et met les gens entre deux feux. Tandis qu'un membre nie que le groupe soit hiérarchique, un deuxième pourrait en convenir [= avouer qu'il l'est], tout en justifiant cela en attribuant au chef une perspicacité supérieure; ce qui peut pousser [amener] un troisième membre à commencer à penser.

D'abord, fâchés parce que vous avez troublé leur petite situation douillette, le groupe va probablement serrer les rangs autour le chef et vous dénoncer pour votre « négativité » ou « arrogance élitiste ». Mais si votre intervention a été suffisament pénétrante, elle pourrait continuer pénétrer [faire son effet] et avoir un effet à retardement. Le chef doit faire attention, parce que tout le monde est désormais plus sensible à toute chose qui pourrait sembler confirmer votre critique. Pour essayer de vous démentir, les membres pourraient exiger que le groupe devienne plus démocratique. Même si le groupe particulier [en question/dont il s'agit] se monte inaccessible au changement, son exemple peut servir d'une illustration édifiante [= de ce que l'on ne doit pas faire] pour un public plus grand. Des étrangers [D'autres gens qui n'appartiennent pas au groupe], qui sans votre critique auraient fait peut-être des erreurs semblables, peuvent voir plus facilement la pertinence de votre critique parce qu'ils ont moins d'investissment affectif [au groupe].

C'est généralement plus efficace de critiquer des institutions et des idéologies que d'attaquer des individus qui s'y trouvent mêlés [impliqués dans]; pas seulement parce que la machine est plus importante [cruciale] que ses pièces remplaçables, mais aussi parce que cette tactique [cette façon d'aborder la question/de s'y prendre] rend plus facile aux individus de sauver la face en se dissociant de la machine.

Mais vous pourriez beau agir avec beaucoup de tact, [?] pratiquement n'importe quelle critique significative va provoquer des réactions défensives irrationnelles, allant d'attaques personnelles [contre vous] jusqu'à l'une ou l'autre de ces idéologies en vogue qui semblent démontrer l'impossibilité de toute considération rationnelle des problèmes sociaux. La raison est dénoncé comme froide et abstraite par les démagogues qui trouvent plus facile de jouer sur les sentiments [des gens]; la théorie est méprisée au nom de la pratique...


La théorie contre l'idéologie

Théoriser [Élaborer des théories], ce n'est rien d'autre que d'essayer de comprendre ce qu'on fait. Nous sommes tous les théoriciens chaque fois que nous discutons honnêtement ce qui est arrivé, chaque fois que nous essayons de distinguer entre ce qui est significatif et ce qui ne l'est pas [qui est sans rapport], de pénétrer les explications fallacieux, de reconnaître ce qui a marché et ce qui n'a pas marché, de considérer comment on pourrait mieux faire la prochaine fois. La théorie radicale, ce simplement de parler ou d'écrire à plus de gens sur des questions plus générales dans des termes plus abstraites (c'est-à-dire qui seront d'une application plus étendue). Même ceux qui prétendent rejeter la théorie élaborent, eux aussi, des théories; seulement, ils le font inconsciemment et capricieusement, et donc plus inexactement [= avec plus d'erreurs].

La théorie sans les détails est creuse, mais les détails sans la théorie sont aveugles. La pratique vérifie [met à l'épreuve] la théorie, mais [d'autre part/en revanche] la théorie inspire de la pratique.

La théorie radicale n'a rien à respecter et rien à perdre. Elle se critique elle-même aussi bien que toute autre chose. Ce n'est pas une doctrine pour accepter sur la foi, mais une généralisation provisoire que les gens devraient continuellement vérifier et corriger par eux-mêmes, une simplification pratique qui est indispensable pour s'y prendre avec les complexités de la réalité.

Mais il faut se garder contre une simplification excessive. Toute théorie peut se transformer en idéologie, se figer en dogme, être déformée aux fins hiérarchiques. Une idéologie sophistiquée peut être relativement juste à certains égards; ce qui la distingue d'une théorie, c'est qu'elle n'a pas un rapport dynamique à la pratique. La théorie, c'est quand vous avez des idées; l'idéologie, c'est quand les idées vous ont. « Cherchez la simplicité, et méfiez-vous d'elle. »


Éviter les faux choix, élucider les véritables

Il faut se [nous] rendre à l'évidence qu'il n'y a pas de truc infaillible, qu'il n'y a pas de tactique radicale qui soit toujours opportune. Un projet [Une action/démarche] qui serait collectivement réalisable lors d'une révolte ne serait peut-être pas un choix judicieux pour un individu isolé. Dans certaines situations urgentes il peut être nécessaire d'exhorter les gens à prendre quelque action précise; mais dans la plupart des cas il convient mieux de se borner à l'élucidation des facteurs pertinents que les gens doivent prendre en compte en prenant leurs propres décisions. (Si je me permets parfois [ici] d'offrir des conseils positifs, ce n'est que pour la commodité d'expression. « Faites cela » doit se lire : « Dans certaines circonstances il serait peut-être une bonne idée de faire cela. »)

Une analyse sociale n'a pas forcément à être longue ni détaillée. Le seul fait de « diviser un en deux » (signaler des tendances contradictoires dans un phénomène, un groupe ou une idéologie) ou de « fusionner deux en un » (révéler un point commun entre deux choses apparemment différentes) peut être utile, surtout si on le communique à ceux qui sont concernés les plus directement. Il y a déjà plus qu'assez d'informations sur la plupart des questions; il s'agit d'en trancher la surabondance pour révéler l'essentiel. Alors d'autres gens, y compris ceux qui connaissent les choses de l'intérieur, seront provoqués d'entreprendre des enquêtes plus minutieuses, s'il en faut.

Mis devant un sujet donné, la première tâche est [celle] de déterminer si c'est bien un seul sujet. Il est impossible d'avoir une discussion significative du « marxisme », de « la violence » ou de « la technologie » [par exemple] sans distinguer les significations diverses qui sont réunies sous telles étiquettes.

D'autre part, il peut être [parfois] également utile de prendre quelque grande catégorie abstraite et de montrer ses tendances prédominantes, même si un type aussi pure n'existe pas réellement. La brochure situationniste De la misère en milieu étudiant, par exemple, présente une énumération cinglante de toutes sortes de bêtises et de prétentions de « l'étudiant ». Évidemment tous les étudiants ne sont pas coupables de tous ces défauts, mais le stéréotype [sert comme point central qui] rend possible une critique systématique des tendances générales. En plus, en soulignant les qualités que partagent la plupart des étudiants, la brochure défie implicitement ceux qui prétendraient d'en être des exceptions de le démontrer. On peut dire la même chose à propos de la critique du « pro-situ » par Debord et Sanguinetti dans La véritable scission dans l'Internationale : rebuffade provocatrice de suiveurs qui est peut-être unique dans l'histoire des mouvements radicaux.

« On demande à tous leur avis sur tous les détails pour mieux leur interdire d'en avoir sur la totalité » (Vaneigem). [CF. I.S. no. 8, p. 39] Bien des questions sont [affectivement] si « poisseuses » que celui qui accepte d'y réagir finit par être embrouillé dans des choix faux. Le fait que deux côtés se soient en lutte, par exemple, n'implique pas que vous devriez soutenir l'un ou l'autre. Si vous ne pouvez rien faire à [sur/pour régler] un problème, mieux vaut le reconnaître clairement et passer à d'autre choses qui présentent des possibilités pratiques.*

_____ (*« L'absence de mouvement révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à sa plus simple expression : une masse de spectateurs qui pâment chaque fois que les exploités des colonies prennent les armes contre leurs maîtres, et ne peut s'empêcher d'y voir le nec plus ultra de la Révolution. (...) Toujours et partout où il y a conflit, c'est le bien qui combat le mal, la « Révolution absolue » contre la « Réaction absolue ». (...) La critique révolutionnaire, quant à elle, commence par delà le bien et le mal; elle prend ses racines dans l'histoire, et a pour terrain la totalité du monde existant. Elle ne peut, en aucun cas, applaudir un État belligérant, ni appuyer la bureaucratie d'un État exploiteur en formation. (...) Il est évidemment impossible de chercher, aujourd'hui, une solution révolutionnaire à la guerre du Vietnam. Il s'agit avant tout de mettre fin à l'agression américaine, pour laisser se développer, d'une façon naturelle, la véritable lutte sociale du Vietnam, c'est-à-dire permettre aux travailleurs vietnamiens de retrouver leurs ennemis de l'intérieur : la bureaucratie du Nord et toutes les couches possédantes et dirigeantes du Sud. Le retrait des Américains signifie immédiatement la prise en main, par la direction stalinienne, de tout le pays : c'est la solution inéluctable. (...) Il ne s'agit donc pas de soutenir inconditionnellement (ou d'une façon critique) le Vietcong, mais de lutter avec conséquence et sans concessions contre l'impérialisme américain. » (I.S. no. 11) [1967; pp. 13-14, 21] )


Si vous décidez quand même à choisir le moindre de deux maux, reconnaissez-le; n'ajoutez pas à la confusion en blanchissant votre choix ou en diffamant l'ennemi. Au contraire, [si vous devez faire quelque chose,] il vaut mieux se faire l'avocat du diable et neutraliser le délire polémique compulsif en examinant calmement les points forts [bien fondus] dans la position opposée et les points faibles dans la vôtre. « Erreur très populaire : avoir le courage de ses opinions; il s'agit plutôt d'avoir le courage d'attaquer ses opinions ! » (Nietzsche).

Essayez de joindre la modestie [l'humilité] à l'audacité. Souvenez-vous que s'il vous arrive à accomplir quelque chose [d'important], c'est sur la base des efforts d'autres gens sans nombre, dont beaucoup ont fait face à des horreurs qui nous auraient fait effondrer en soumission. Mais [d'autre part] n'oubliez pas que ce que vous dites peut faire une différence : dans un monde de spectateurs pacifiés, même un peu d'expression autonome ressortira.

Comme [Puisque] il n'y a plus d'obstacle matériel à [inaugurer] une société sans classes, le problème s'est réduit essentiellement à une question de la conscience : le seul obstacle réel est l'inconscience des gens quant à leur pouvoir collectif [potentiel]. (La répression matérielle n'est efficace contre les minorités radicales qu'aussi longtemps que le conditionnement social continue à maintenir en docilité le reste de la population.) La pratique radicale est donc en grande partie négative : il s'agit d'attaquer les formes diverses de la fausse conscience qui empêchent les gens de réaliser [= aux deux sens du mot] leurs potentialités positives.


Le style insurrectionnel

Par ignorance, on a souvent dénoncé [et] Marx et les situationnistes pour une telle négativité, parce qu'ils ont concentré [principalement] sur la clarification critique, tout en évitant délibérément de favoriser [de promouvoir/d'établir] une idéologie positive à laquelle des gens pourraient s'accrocher passivement. Si [Parce que] Marx a montré comment le capitalisme réduit notre vie à une foire d'empoigne économique, les apologistes « idéalistes » de cette condition l'accusent, lui, [ont le culot d'accuser Marx] d'avoir « réduit la vie aux questions matérielles », comme si tout le sens [l'intérêt] de l'oeuvre de Marx n'était pas de nous aider à dépasser notre esclavage économique pour que nos potentialités créatrices puissent fleurir. « Demander aux gens d'abandonner leurs illusions sur leur condition, c'est leur demander d'abandonner une condition qui requiert [a besoin] des illusions. (...) La critique arrache les fleurs imaginaires de la chaîne non pas pour que l'homme doive continuer à supporter la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu'il se débarrasse de la chaîne et cueillisse la fleur vivante » (« Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel »).

[CF: « Exiger que le peuple soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions... »

[CF: « La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l'homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu'il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. » [Baraquin]

[CF: « L'exigence de renoncer aux illusions sur son état, est l'exigence de renoncer à un état qui a besoin des illusions. (...) La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante. »

[CF: « Demander aux gens d'abandonner leurs illusions sur leur condition, c'est leur demander de sortir de la condition qui requiert des illusions. (...) La critique arrache les fleurs imaginaires de la chaîne non pas pour que l'homme doive continuer à supporter la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu'il se débarrasse de la chaîne et cueillisse la fleur vivante. » [éd. Champ Libre]

[Le seul fait d'] exprimer fidèlement [avec précision] une question clé a souvent un effet étonnamment fort. Apporter les choses au grand jour [= les donner de la publicité] oblige les gens à cesser de se couvrir [d'ambiguïtés/cesser de jouer sur deux côtés à la fois] et à prendre une position nette. Tout comme le boucher adroit du fable taoïste, qui n'avait jamais besoin d'aiguiser son couteau parce qu'il découpait toujours entre les articulations [dans le sens de la fibre], la polarisation radicale la plus efficace ne vient pas de la protestation stridente, mais de la seule révélation des divisions qui existent déjà, de l'élucidation des tendances, des contradictions et des choix différents. Une grande partie de l'impact des [l'impression forte faite par les] situationnistes découlait du fait qu'ils ont exprimé [clairement] des choses que la plupart des gens avaient déjà vécues mais qu'ils étaient incapables d'exprimer, ou n'osaient pas exprimer, avant que quelqu'un d'autre n'eût pas entamé le sujet. (« Nos idées sont dans toutes les têtes. »)


Si néanmoins quelques textes situationnistes semblent d'abord difficiles, c'est parce que leur structure dialectique va à l'encontre de notre conditionnement. Dès que ce conditionnement est brisé, ils ne semblent plus tellement obscurs (ils étaient la source de quelques-uns des graffiti les plus généralement appréciés de Mai 1968). Bien des spectateurs universitaires se sont débattus [pataugés] dans l'effort sans succès de résoudre les diverses descriptions « contradictoires » du spectacle dans La Société du Spectacle en une seule définition qui serait « scientifiquement conséquente »; mais n'importe quelle personne qui s'engage dans la contestation de cette société trouvera bien claire et utile l'examination d'elle faite par Debord à travers des angles différents, et finira par bien apprécier [= positivement] le fait qu'il ne perd jamais un mot dans [en émettant] des inanités académiques ou des graves protestations inutiles [= impuissantes, qui ne servent à rien].

La méthode dialectique qui va de Hegel et Marx jusqu'aux situationnistes n'est pas un formule magique pour débiter des prédictions correctes, c'est un outil pour se mettre au prises avec les processus dynamiques des transformations sociales. Elle nous rappelle que les concepts sociaux ne sont pas éternels; qu'ils comprennent leurs propres contradictions, qu'ils se réagissent et se transforment réciproquement, même en leurs contraires; que ce qui est vrai ou progressiste dans une situation peut devenir faux ou régressif dans une autre.*

_____ (*« Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier l'état de choses existant. Dans sa forme rationale, elle est un scandal et une abomination pour la société bourgeoise et ses idéologues [porte-parole] doctrinaires, parce que dans l'intelligence [sa conception/compréhension] positive des choses existantes elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire; parce qu'elle voit la fluidité de toute forme sociale qui s'est développée historiquement, et ainsi prend en compte son côté éphémère aussi bien que son existence passagère; parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu'elle est dans son essence critique et révolutionnaire. » (Marx, Le Capital.) [Postface à la deuxième édition allemande ##] )


[CF: « Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode allemande, parce qu'elle semblait glorifier l'état de choses existant. Dans sa configuration rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans l'intelligence positive de l'état de choses existantes elle inclut du même coup l'intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaires, parce qu'elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu'elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire. » [trans. Roy, éd. Sociale]

[CF: « Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saissisant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire. » [trans. Rubel, éd. Pléiade pp. 558-559]


La rupture entre le marxisme et l'anarchisme a estropié tous les deux. Les anarchistes avaient raison de critiquer les tendances autoritaires et étroitement économistes du [qui se trouvent dans le] marxisme, mais ils l'ont fait généralement d'une manière moraliste, a-historique et non dialectique, en contraposant des dualismes absolus (Liberté contre Autorité, Individualisme contre Collectivisme, Centralisation contre Décentralisation, etc.) et en laissant à Marx et à quelques-uns des marxistes les plus radicaux un quasi-monopole de l'analyse dialectique cohérente -- jusqu'à ce que les situationnistes avaient finalement renoué les aspects libertaire et dialectique. Sur les mérites et les défauts du marxisme et de l'anarchisme, voir les thèses 78-94 de La Société du Spectacle.

Un texte radical pourrait exiger qu'on l'étudie soigneusement, mais [en revanche] toute nouvelle lecture apporte des nouvelles découvertes. Même si un tel texte n'influence directement que très peu de gens, il les influence souvent si profondément qu'un bon nombre d'eux finissent par influencer [à leur tour] d'autres [gens] dans la même manière, ce qui conduit à une réaction en chaîne qualitative. Le langage non dialectique de la propagande gauchiste se comprend plus facilement, mais son effet est généralement superficiel et éphémère; comme il ne présente aucun défi [aucune stimulation], il finit par [vite] ennuyer même les spectateurs abrutis auxquels il était destiné.

Comme l'a dit Debord dans son dernier film, [CF. Oeuvres cinématographiques complètes (éd. Champ Livre, p. 213; éd. Gallimard, p. 217] ceux qui le trouvent trop difficile doivent se désoler plutôt de leur propre ignorance et de leur propre passivité, et des écoles et de la société qui les ont faits ainsi, que de se plaindre de l'obscurité de Debord. Ceux qui n'ont pas l'initiative de relire des textes essentiels, ou de faire eux-mêmes un peu d'exploration ou d'expérimentation, ont peu de chances d'accomplir quoi que ce soit [même] si quelqu'un d'autre leur mâche le travail.

  • *


Le cinéma radical

Debord est en fait pratiquement la seule personne d'avoir fait un usage véritablement dialectique et antispectaculaire du cinéma. Les soi-disant cinéastes radicaux se sont beau référer, pour la forme, à la « distanciation » brechtienne -- à savoir, à la notion d'inciter les spectateurs à penser et à agir par eux-mêmes plutôt que de les entraîner à l'identification passive au héros ou à l'intrigue --, la plupart des films radicaux sont toujours créés pour ménager les spectateurs imbéciles. Peu à peu le crétin de protagoniste « découvre l'oppression » et « se radicalise » au point où il est prêt à se faire un partisan fervent aux politiciens « progressistes » ou un militant fidèle d'un groupe gauchiste bureaucratique. La distanciation se limite à quelque trucs [pour la forme] qui ne servent qu'à permettre au spectateur de penser : « Ah ! Voilà du Brecht ! Que ce cinéaste est ingénieux ! Et moi aussi pour avoir su le reconnaître ! » Le message radical du film est généralement si banal que pratiquement n'importe qui, parmi ceux qui penseraient aller le voir en premier lieu, le sait bien déjà; mais le spectateur reçoit l'impression agréable [flatteuse] que le filme pourrait éventuellement élever d'autres gens à son [haut] niveau de conscience radicale.

Si le spectateur sent quand même quelqu'inquiétude quant à la qualité de ce qu'il consomme, elle sera apaisée par les critiques [= mot masculin], dont la fonction principale est de prêter des interprétations profondes et radicales à presque n'importe quel film. Comme dans l'histoire des habits neufs de l'Empereur, personne n'avouera qu'il n'avait pas conscience de ses significations supposées avant d'en être informées, de peur de se découvrir comme moins sophistiqué que les autres spectateurs.

Certains films peuvent [aider à] mettre au jour quelque condition déplorable ou faire comprendre un peu l'expérience d'une situation radicale. Mais il y a peu d'intérêt à présenter des images d'une lutte si ni les images ni la lutte ne soient [pas] critiquées. Des spectateurs se plaignent parfois [de ce] qu'un film représente inexactement quelque catégorie sociale (les femmes, par exemple). Ils ont peut-être raison, dans la mesure où le film reproduit des stéréotypes faux. Mais l'alternative qui est généralement sous-entendue -- à savoir, que le cinéaste « aurait dû plutôt présenter des images de femmes luttant contre l'oppression » -- serait dans la plupart des cas tout aussi fausse. Les femmes (tout comme les hommes, ou comme n'importe quelle autre catégorie opprimée) ont été généralement passives et soumises; voilà précisément le problème auquel nous devons faire face. Se prêter à la suffisance des gens, en [leur] présentant des spectacles d'un héroïsme radical triomphal, ne fait que renforcer cet esclavage.

  • *


L'oppressionnisme contre le jeu [le ludisme]

Compter sur les conditions oppressives pour radicaliser les gens est malavisé; les agraver intentionnellement pour accélérer ce processus est inadmissible. Certes la répression de certains projets radicaux pourrait exposer incidemment l'absurdité de l'ordre régnant; mais tels projets devraient être valables en eux-mêmes, ils perdent leur crédibilité s'ils ne sont que des prétextes destinés à provoquer la répression. Même dans les milieux les plus « privilégiés » il y a [déjà] [ordinairement] plus qu'assez de problèmes, nous n'avons pas à en ajouter. Il s'agit plutôt de révéler le contraste entre les conditions actuelles et les possibilités actuelles; de donner aux gens assez d'avant-goûts de la vie réelle qu'ils [y prendront goût et] en voudront plus.

Les gauchistes laissent supposer souvent qu'il faut beaucoup de simplification, d'exagération et de répétition pour contrebalancer tout le propagande en faveur de l'ordre régnant. C'est comme dire qu'on pourrait rétablir la lucidité d'un boxeur [qui est rendu] groggy par un crochet du droit en lui donnant un crochet du gauche.

[CF. Ellul, Propagandes, chap. 4, section 3 (« L'effet de dissociation psychologique par la propagande »): « Un boxeur groggy par un coup de poing reçu à gauche ne redevient pas normal lorsqu'il reçoit un coup de poing à droite: il est un peu plus groggy. » [ed. Economic, p. 203]

On n'« élève » [@@ = ne rehausse/n'améliore/ne fait prendre] pas la conscience aux gens en les ensevelant sous une avalanche des histoires affreuses, ni même sous une avalanche des informations. Des informations qui ne sont pas assimilées et utilisées d'une manière critique sont vite oubliées. Tout comme la santé physique, la santé mentale exige un équilibre entre ce que nous consommons [prenons/saisissons] et ce que nous en faisons. Sans doute il faut parfois obliger des gens suffisants de regarder en face quelque atrocité qu'ils avaient ignorée; mais même dans tels cas [le fait de] rabâcher toujours la même chose ad nauseam n'accomplit [usuellement] rien que de les pousser à s'enfuir dans des spectacles moins ennuyeux [ennuyants] et moins déprimants.

Une des choses qui nous empêchent de comprendre notre situation, c'est le spectacle du bonheur apparent d'autrui, ce qui nous fait voir notre propre malheur [tristesse/chagrin] comme signe d'un échec honteux. Mais [inversement/c'est également le cas qu'] un spectacle de misère omniprésent nous empêche de reconnaître nos potentialités positives. L'émission permanente d'idées délirantes et d'atrocités écoeurantes nous paralyse, nous transforme en paranoïaques et en cyniques compulsifs.

La propagande stridente gauchiste [des gauchistes], qui se fixe d'une manière obsessive sur [qui manifeste une fixation à] la caractère insidieux et répugnant des « oppresseurs », alimente ce délire, elle parle au côté le plus morbide et le plus mesquin des gens. Si nous nous laissons emporter en ruminant les maux, si nous laissons pénétrer la maladie et la laideur de cette société même dans notre révolte contre elle, [alors] nous oublions le but de notre lutte et finissons par perdre la seule capacité d'aimer, de créer, de prendre plaisir.

Le meilleur « art radical » a une certaine ambiguïté. [= à double trenchantl S'il attaque l'aliénation de la vie moderne, il nous rappelle en même temps des potentialités [possibilités] poétiques qui y sont cachées. Plutôt que de renforcer notre tendance à nous complaire à l'apitoiement sur nous-même, il favorise notre ressort, il nous permet de rire de nos peines aussi bien que des sottises des forces de « l'ordre ». On pense, par exemple, à quelques-unes des vieilles chansons ou bandes dessinées de l'IWW, même si l'idéologie de IWW sent maintenant un peu le moisi; ou bien, aux chansons ironiques et aigre-douces de Brecht et Weill. L'hilarité du Bon soldat Schweik est probablement un antidote contre la guerre plus efficace que la protestation morale du tracte pacifiste typique.

Rien ne sape mieux l'autorité que de la tourner en ridicule. L'argument le plus décisif contre un régime répressif, ce n'est pas qu'il soit malveillant [mauvais], mais qu'il soit bête [idiot/ridicule]. Les protagonistes dans le roman La violence et la dérision d'Albert Cossery, vivant sous une dictature du Moyen-Orient, couvrissent les murs de la capitale d'affiches d'une apparence officielle qui chantent les louanges du dictateur à tel point [à un point tellement grotesque] qu'il devient la risée de tout le monde et se sent obligé [finalement] de démissionner. Les farceurs de Cosséry sont a-politiques, et leur succès est sans doute trop beau pour être vrai, mais on a vu des parodies un peu semblables [qui ont été] employées dans de buts plus radicaux. (Voir le coup de Li I-Che, mentionné dans l'article « Un groupe radical à Hong Kong ».) Dans les manifestations en Italie dans les années 70 les Indiens Métropolitains (inspirés peut-être par le premier chapitre de Sylvie et Bruno de Lewis Carroll : « Moins de pain ! Plus d'impôts ! ») ont porté des pancartes et scandé des slogans tels que « Le pouvoir aux patrons ! » et « Plus de travail ! Moins de salaire ! » L'ironie était évidente à tout le monde, mais c'était plus difficile de l'écarter en la classant [l'étiquetant, la cataloguant, la mettant dans une case].

L'humour est un antidote salutaire contre toutes les orthodoxies, de la gauche aussi bien que de la droite. C'est très contagieux et il nous rappelle de ne pas nous prendre trop au sérieux. Cependant il peut bien devenir une seule soupape de sûreté, en canalisant l'insatisfaction en cynisme passif et facile [= qui a du bagou]. La société spectaculaire profite bien des réactions délirantes contre ses aspects les plus délirants. Ceux qui font les satires ont souvent une relation de dépendance, tissée d'amour et de haine, avec leurs cibles; on ne peut plus distinguer les parodies de ce qu'elles parodient, ce qui donne l'impression que toutes les choses soient également bizarres, sans sens et sans espoir.

Dans une société fondée sur la confusion maintenue artificiellement, la première tâche est de ne pas y ajouter. La tactique de jeter la perturbation chaotique n'engendre habituellement que la contrariété ou la panique, provoquant les gens à soutenir des mesures gouvernementales aussi énergiques qu'il faut pour rétablir l'ordre. Une intervention radicale peut sembler d'abord bizarre et incompréhensible; mais si elle a été conçue avec assez de lucidité, elle sera vite comprise.


Le scandale de Strasbourg

Imaginez que vous soyez à Strasbourg en automne de 1966, à la rentrée solennelle de Université. Avec les étudiants, les professeurs et les invités distingués, vous entrez [en file] dans une grande salle pour écouter un discours du président de Gaulle. Une petite brochure se trouve sur chaque fauteuil. Un programme ? Non, c'est quelque chose sur « la misère en milieu étudiant ». Vous l'ouvrez négligemment et commencez à lire : « Nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper que l'étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l'être le plus universellement méprisé... » Vous regardez autour. Tout le monde la lisent, les réactions allant de la perplexité ou de l'amusement jusqu'au choc et à la colère. Qui en sont les responsables ? D'après la page de titre, elle serait publiée par la section strasbourgeoise de l'Union Nationale des Étudiants de France, mais on y voit également une référence à « l'Internationale Situationniste », quel que soit ce que cela veut dire...

Ce qui a distingué le scandale de Strasbourg de n'importe quelle frédaine [frasque] estudiantine, ou des farces confuses et confusionnistes de groupes comme les Yippies, c'est que sa forme scandaleuse communiquaient un contenu également scandaleux. Dans un temps où l'on proclamait que les étudiants étaient le secteur le plus radical de la société, ce texte était le seule qui ait remplacé les choses sous leur vrai jour. Mais les misères particulières des étudiants n'étaient qu'un point de départ fortuit; on pourrait, et devrait, écrire des textes [tout] aussi cinglants sur les misères de tous les autres secteurs de la société (de préférence, par ceux qui les connaissent de l'intérieur). On en a vu quelques tentatives, mais il n'y a pas de comparaison possible entre [aucun d'] elles et la lucidité et la cohérence de la brochure situationniste, si concise et pourtant si complète [= qui embrasse, ou prend en compte, tout], si provocante et pourtant si juste [exacte], [et] qui avance si méthodiquement d'une situation particulière vers [à travers] des ramifications toujours plus générales que le chapitre final présente le résumé le plus substantiel [= concis, condensé, succinct (mais qui contient l'essence, beaucoup de substance)] que soit du projet révolutionnaire moderne. (Il y a plusieurs éditions de cette brochure; voir aussi l'article dans I.S. no. 11, pp. 23-31.)

Les situationnistes n'ont jamais prétendu qu'ils aient provoqué [la révolte de] Mai 1968 tout seul[s]; comme ils l'ont [bien] dit, ils n'ont prévu pas la date ni le lieu de la révolte, mais le contenu. [CF. I.S. no. 12, p. 54] Cependant, sans le scandale de Strasbourg et l'agitation ultérieure du groupe des Enragés influencé par l'I.S. (et dont le Mouvement du 22 mars n'était qu'une imitation tardive et confuse), la révolte aurait pu ne jamais se produire. Il n'y avait aucune crise économique ou gouvernementale, aucune guerre ni antagonisme racial ne perturbait le pays, ni rien d'autre qui aurait pu favoriser une telle révolte. Il y avait des luttes ouvrières plus radicales en Italie et en Angleterre, des luttes étudiantes plus militantes en Allemagne et au Japon, des mouvements contre-culturels plus répandus aux États-Unis et en Hollande; mais c'est seulement en France qu'il y avait un perspective qui les liait tous ensemble.

Il faut distinguer les interventions réfléchies [délibérées soigneusement] comme le scandale de Strasbourg pas seulement des disruptions confusionnistes, mais également des révélations purement spectaculaires. Tant que les critiques sociaux se limitent à contester tel ou tel détail, le rapport spectacle-spectateur se reconstituera continuellement : si tels critiques réussissent à discréditer les dirigeants politiques existants, ils deviennent souvent [ils risquent de devenir] eux-mêmes des nouvelles vedettes (Ralph Nader, Noam Chomsky, etc.) sur lesquelles des spectateurs légèrement plus avertis comptent pour un flot continu de renseignements choquants, à partir desquels ils ne font que rarement aucune action [réponse pratique pour améliorer ces conditions]. Les révélations anodines encouragent les spectateurs à applaudir telle ou telle faction dans les luttes de pouvoir intragouvernementales; les révélations plus sensationnelles alimentent leur curiosité morbide, les entraînant à consommer plus d'articles, d'actualités et de docudrames, et d'entrer dans des débats interminables sur les théories diverses qui attribuent tous les troubles à des conspirations. La plupart de ces théories ne sont évidemment que des expressions délirantes du manque de sens historique critique qui est produit par le spectacle moderne, des tentatives désespérées de trouver un sens cohérent dans une sociéte toujours plus incohérente et plus absurde. En tout cas, tant que les choses restent sur le terrain spectaculaire, il importe peu que telles théories soient vraies ou non : ceux qui regardent [veillent] toujours pour savoir ce qui va suivre ne l'affectent jamais.

Certaines révélations sont plus intéressantes parce qu'elles ouvrent des questions importantes au débat public dans une manière qui entraîne au jeu bien des gens. Un exemple charmant est le scandale des « Espions pour la paix » en Angleterre en 1963, où quelques personnes inconnues ont rendu public l'emplacement d'un abri antiatomique ultra-secret réservé aux membres du gouvernement. Plus farouchement le gouvernement menaçait de poursuivre [en justice] toute personne qui reproduisait ce « secret d'État » déjà connu par tout le monde, plus créativement et de manière plus taquine il était disséminé par des milliers de groupes et d'individus (qui ont égalament découvert et envahi d'autres abris secrets). La sottise du gouvernement et la folie du spectacle de la guerre nucléaire ne sont pas seulement devenues évidentes à tout le monde, mais la réaction en chaîne humaine spontanée a fourni un échantillon [un avant-goût] d'une potentialité sociale toute différente.

  • * *


De la misère de la politique électorale

« Depuis 1814, aucun gouvernement libéral n'était arrivé au pouvoir sans violences. Cánovas était trop lucide pour ne pas voir les inconvénients et les dangers que cela présentait. Il prit donc ses dispositions pour permettre aux libéraux de remplacer régulièrement les conservateurs au gouvernement. Il adopta la tactique suivante : démissionner chaque fois que menaçait une crise économique ou une grève importante et laisser aux libéraux le soin de résoudre le problème. Voilà pourquoi la plupart des mesures de répression votées par la suite, dans le courant du siècle, le furent par ces derniers. » --Gerald Brenan, Le labyrinthe espagnol [p. 33]


Le meilleur argument en faveur de la politique électorale radicale était fait par Eugene Debs, le leader socialiste américain qui en 1920 a reçu presque un million de votes comme candidat pour la présidence pendant qu'il était en prison pour s'être opposé à la Première Guerre mondiale : « Si le peuple n'est pas suffisamment avisé pour savoir pour qui il doit voter, il ne saura pas sur qui il faut tirer. » Cependant, les travailleurs pendant la révolution allemande de 1918-1919 étaient confus sur la question sur qui il fallait tirer par la présence dans le gouvernement des dirigeants « socialistes » qui travaillaient à plein temps pour réprimer la révolution.

Dans lui-même, le fait [le choix/la décision] de voter ou non n'est pas d'une significance notable (ceux qui insistent qu'il importe de refuser de voter [font grand cas de ne pas voter] ne révèlent que leur propre fétichisme). Le problème, c'est qu'il [= le fait de voter, de prendre cela au sérieux] tend à endormir les gens dans une dépendance où ils se reposent sur autrui pour agir pour eux, ce qui les distraient des possibilités plus significatives. Quelques gens qui prennent une initiative créative (pensons [par exemple] des premiers sit-ins pour les droits civils [civiques]) pourraient avoir finalement un effet autrement plus grand que s'ils avaient consacré leur énergie à soutenir [dans une campagne electorale] un politicien qui serait le moindre des deux maux. Au mieux, les législateurs ne font rarement plus qu'ils n'ont pas été contraints de faire par les mouvements populaires. Un régime conservateur [qui se trouve] sous la pression des mouvements radicaux indépendents cède souvent plus que ne l'aurait fait un régime progressiste qui sait qu'il peut compter sur le soutient des radicaux. Si les gens se rallient immanquablement aux moindre des maux, [alors] tout ce qu'il faudra aux dirigeants dans n'importe quelle situation qui menace leur pouvoir, c'est d'évoquer la menace d'un quelconque mal plus grand.

Même dans le cas rare où un politicien « radical » a une chance réaliste de gagner une élection, tous les efforts ennuyeux de la campagne électorale des milliers des gens pourraient être fichus [à l'eau] dans un seul jour à cause de quelque scandale banal dans sa vie privé, ou bien parce qu'il a dit par mégarde quelque chose intelligente [d'intelligent]. S'il réussi [quand même] à éviter ces pièges, et il semble possible qu'il pourrait gagner, il élude de plus en plus les questions délicates [controversées/sujettes à controverse] de peur de contrarier des électeurs indécis [swing voters]. S'il est enfin élu, il n'est presque jamais dans une position à réaliser les réformes qu'il a promises, sauf peut-être après des années d'avoir manigancé [cherché des combines/s'être entendu] avec ses nouveaux collègues; ce qui lui donne une bonne excuse de voir comme sa première priorité de faire toutes les compromissions qu'il faut pour se maintenir en fonction [= à sa place au gouvernement] aussi longtemps que possible. Frayant avec les riches et les puissants, il développe des nouvels intérêts et des nouveaux goûts, qu'il justifie en se disant qu'il mérite quelques petits bénéfices après avoir travaillé pour des bonnes causes pendant tant d'années. Enfin, ce qui est le pire résultat, s'il réussi finalement à faire passer quelques mesures « progressistes », cette réussite exceptionnelle et dans la plupart des cas insignifiante est évoquée comme évidence [preuve] de l'opportunité de se compter sur la politique électorale, ce qui attirera encore plus de gens à gaspiller leur énergie dans d'autres campagnes [à venir].

Comme l'a dit un des graffiti de Mai 1968 : « Il est douleureux de subir ses chefs, il est encore plus bête de les choisir. »

Les référendums sur des questions précises évitent la précarité des personnalités; mais pour la plupart les résultats sont égalament mauvais parce que les questions sont [généralement] posées d'une manière simpliste, et [dans la plupart des cas] tout projet de loi qui menace des intérêts puissants peut être défaite par l'influence de l'argent [des riches] et des médias.

Les élections locales donnent parfois aux gens une chance plus réaliste d'affecter des politiques [sur des questions pratiques] et de tenir à l'oeil des fonctionnaires élus. Mais même la communauté la plus éclairée ne peut se protéger de la détérioration du reste du monde. Si une ville réussit à conserver des traits culturels ou écologiques [= de l'environnement] désirables, ces avantages vont eux-mêmes la mettre sous des pressions économiques de plus en plus fortes. Le fait qu'on a favorisé des valeurs humaines au-dessus des valeurs économiques [de propriété] finiront par augmenter [beaucoup] celles-ci (plus des gens voudront y investir ou s'y installer). Tôt ou tard cet augmentation des valeurs économiques vaincra les valeurs humaines : Les politiques locales sont annulées par des cours supérieures ou par des gouvernements nationaux; beaucoup d'argent [de l'extérieur] est mis dans les élections municipales; des fonctionnaires [de la ville] sont subornées; des quartiers résidentiels sont démolis pour faire place aux autoroutes et aux gratte-ciel; les loyers montent en flèche, ce qui oblige à se déménager les classes pauvres (y compris les ethnies diverses et les bohémiens artistiques qui avaient contribué à l'animation et l'attrait [le charme] originaux de la ville); et à la fin rien ne reste de l'ancienne communauté sauf quelques sites isolés d'un « intérêt historique » destinés aux touristes.

  • * *


Réformes et institutions alternatives

Quand même, « agir localement » peut être un bon point de départ. Les gens qui pensent que la situation mondiale est incompréhensible et sans espoir peuvent voir [néanmoins] une chance à affecter quelque question locale précise. Des organisations de quartier [= de tous les gens d'un immeuble ou d'un pâté], des coopératives, des switchboards [= des standards ou d'autres centres pour l'échange de renseignements pratiques divers], study groups [= des groupes qui se réunissent régulièrement pour étudier et discuter un texte ou une question], des écoles alternatives, des centres médico-sociaux bénévoles, des théâtres communautaires [= qui sont à la disposition de tous], des journaux de quartier [= sur, pour et par les gens du quartier], des stations de radio ou de télévision accessibles au public [= à la participation des gens], et bien d'autres [sortes d'] institutions alternatives sont valables en elles-mêmes, et si elles sont suffisamment participatives elles peuvent amener à des mouvements plus étendus [d'une plus grande envergure]. Même si elles ne durent pas longtemps, elles fournissent un terrain temporaire pour l'expérimentation radicale.

Mais il y a toujours des limites [à tout cela]. Le capitalisme pouvait se développer graduellement à l'intérieur de la société féodale, de sorte que quand la révolution capitaliste s'est défait des derniers vestiges du féodalisme, la plupart des mécanismes du nouvel ordre bourgeois s'étaient déjà bien établis [fermement fixés à leur place]. Par contraste, une révolution anticapitaliste ne peut [vraiment] construire sa nouvelle sociéte « à l'intérieur de la coquille de l'ancienne ». Le capitalisme est beaucoup plus flexible et plus [omni]pénétrant [pénètre plus généralement] que ne l'était le féodalisme, et il tend à récupérer toute organisation oppositionnelle. Dans le XIXe siècle les théoriciens radicaux pouvaient voir encore assez de vestiges des formes communalistes traditionnelles pour supposer [croire] que, une fois éliminée la superstructure exploiteuse, on pourrant les ranimer et les étendre pour former la base d'une nouvelle société. [CF. lettre de Marx à Vera Zasulich, nov. 1877; ainsi que Kropotkine, Landauer, etc.] Mais la pénétration mondiale du capitalisme spectaculaire dans le présent siècle a détruit pratiquement toutes les formes de contrôle populaire et d'interaction [rencontre/communication/échange] humaine directe. Même les tentatives plus modernes de la contre-culture des années 60 sont depuis longtemps intégrées au système. Les coopératives, les métiers artisanaux, l'agriculture biologique et d'autres entreprises marginales peuvent beau produire des biens d'une meilleure qualité et dans des meilleures conditions de travail, ces biens doivent toujours servir [font fonction] de marchandises sur le marché. Les rares entreprises qui réussissent tendent à évoluer en entreprises [commerces] ordinaires, où les membres originels [=premiers, qui ont fondé l'entreprise] assument [prennent] graduellement le rôle de propriétaires ou de directeurs vis-à-vis les travailleurs neufs [= qui sont arrivés plus tard], et ils doivent s'occuper de toutes sortes de matières [affaires/questions] commerciales et bureaucratiques routinières qui n'ont rien à faire avec le projet de « préparer la voie pour une nouvelle société ».

Plus [longtemps] une institution alternative dure, plus elle tend à perdre son caractère volontaire, spontané, bénévole, expérimental, son esprit de [qu'il n'y a] « rien à perdre ». Le personnel devenu permanent et payé développe ses propres intérêts dans le [la conservation du] statu quo et évite des questions controversées [de semer le trouble], de crainte d'offenser sa clientèle ou de perdre ses subventions [du gouvernement ou des fondations/institutions dotées]. Les institutions alternatives tendent également à exiger trop du temps libre limité des gens, à les embourber [enliser] dans les tâches routinières qui les privent de l'énergie et de l'imagination de faire face aux questions plus générales. Après une brève période de participation, la plupart des gens s'y ennuyent et laissent le travail aux âmes consciencieuses ou aux gauchistes essayant de démontrer une leçon idéologique. Entendre dire que des gens ont constitué des organisations de quartier, etc., peut sembler formidable [sympathique]; mais en réalité, à moins qu'il n'y ait une situation d'urgence, il vous peut être assez ennuyeux d'assister à des réunions interminables pour écouter les doléances de vos voisins, ou de s'engager à d'autres projets qui ne vous passionent pas vraiment.

Au nom du réalisme, les réformistes se limitent à poursuivre des objectifs « gagnables », mais même quand ils réussissent à gagner quelque petit rajustement dans le système, cela est habituellement compensé par une autre modification à un autre niveau. Cela ne veut dire que les réformes ne soient sans rapport, mais simplement qu'elles ne suffisent pas à elles seules. Il faut continuer à résister aux maux particuliers, mais nous devons reconnaître que le système continuera à en engendrer des nouveaux [maux] jusqu'à ce que nous y aurions mis fin [au système]. Croire qu'une série de réformes menera finalement à une transformation qualitative, c'est comme penser qu'on pourrait traverser un fossé de dix mètres en faisant une série de sauts d'un mètre [chacun].

[CF : Clausewitz, De la Guerre, livre 8, chap. 4 (« Ends in War More Precisely Defined »): « Un saut court est plus facile qu'un long, mais personne n'en concluera que pour traverser un large fossé il faille sauter d'abord au milieu » (trad. Naville, éd. Minuit, p. 696).

CF: "Un petit saut est plus aisé qu'un grand, mais il ne s'ensuit pas qu'il faille commencer par n'en faire qu'un petit quand on veut sauter au-dessus d'un large fossé" (trad. Perrin, p. 316).

CF: "Un petit bond exige moins d'efforts qu'un grand, et cependant personne ne s'avisera de ne prendre qu'un faible élan pour franchir un large fosse, comme pour répartir son effort dans le temps" (Ivrea, p. 865).]

Les gens ont tendance à croire que parce qu'une révolution implique un changement beaucoup plus grand qu'une réforme, la première est plus difficile à déclencher que la seconde. En réalité, à la longue une révolution pourrait être plus facile, parce qu'elle tranche tant de petites complications et stimule un enthousiasme autrement plus grand [que ne pourrait faire une simple réforme]. À [Arrivé à] un certain point, il devient plus pratique de prendre un nouveau départ [plutôt] que de s'obstiner dans la tentative de replâtrer [rafistoler] une structure pourrie.

[CF: « Les gens ont tendance à croire que parce qu'une révolution implique un changement beaucoup plus grand qu'une réforme, la première est plus difficile à déclencher que la seconde. En réalité, sous certaines conditions, ils est beaucoup plus facile de mener à bien une révolution qu'une simple réforme. La raison en est qu'un mouvement révolutionnaire peut inspirer un engagement fort, ce qui ne saurait faire une réforme. Cette dernière se propose surtout de résoudre un problème social particulier. Un soulèvement révolutionnaire se propose de régler tous les problèmes d'un coup et de créer un monde nouveau; il présente le type idéal pour lequel les gens dont prêts à prendre des risques et à faire de grands sacrifices... » [Una #141]

En attendant, jusqu'à ce qu'une situation révolutionnaire nous permette d'être vraiment constructifs, le mieux que nous pouvons faire c'est d'entreprendre des négations créatives, c'est-à-dire de nous appliquer principalement aux [nous occuper principalement des] clarifications critiques, laissant aux gens de poursuivre les projets positifs qui les attirent, mais sans l'illusion qu'une nouvelle société sera « bâtie » par une accumulation graduelle de tels projets.

Les projets purement négatifs (par exemple, [lutter pour] l'abolition les lois contre l'usage des drogues, ou contre les rapports sexuels entre adultes consentants, ou d'autres « crimes sans victimes ») ont l'avantage de la simplicité; ils profitent à presque tout le monde (sauf à ce duo symbiotique, la crime organisé et l'industrie anti-crime [policière]) [= cf. le texte de Macallair cité plus loin] et une fois qu'ils sont réalisés ils n'exigent presque aucun travail de suite. En revanche, ils fournissent peu d'occasions pour la participation créative.

Les meilleurs projets sont ceux qui valent la peine en soi, tout en mettant en question quelque aspect fondamental du système; des projets qui permettent aux gens de participer aux questions significatives selon leurs intérêts, tout en tendant à ouvrir la voie à des possibilités plus radicales.

Moins intéressants, mais qui valent quand même la peine, sont les revendications pour des meilleures conditions ou pour des droits égaux. Même si ces projets ne sont pas très participatifs, ils pourraient enlever [dépasser/supprimer] des obstacles à la participation.

Les moins souhaitables, ce sont les luttes à somme nulle, où une amélioration dans un domaine provoque une aggravation dans un autre.

Même dans ce dernier cas il ne s'agit pas de dire aux gens ce qu'ils doivent faire, mais de les faire prendre conscience de ce qu'ils font. S'ils agitent [font de la réclame pour] une question dans les buts de recrutement, il convient de dévoiler leurs mobiles manipulateurs. S'ils croient qu'ils contribuent à une transformation radicale, il peut être utile de les montrer comment ce qu'ils font finit par renforcer le système dans quelque manière. Mais s'ils s'intéressent réellement [sincèrement] à leur projet, qu'ils le poursuivent !

Même si nous nous trouvons en désaccord avec leurs priorités (par exemple, contre leur choix de collecter des fonds pour soutenir l'opéra quand il y a bien des gens vivant dans la rue), nous devons nous méfier de toute stratégie qui ne s'adresse qu'aux sentiments de culpabilité; pas seulement parce que ce genre d'appel n'a généralement qu'un effet négligeable, mais parce que tel moralisme réprime des aspirations positives salutaires. S'abstenir de contester les questions relatives à « la qualité de la vie » parce que le système continue à nous présenter des urgentes questions de survie, cela revient de nous soumettre à un chantage qui n'a plus de justification. « Le pain et les roses » ne s'excluent plus [l'un l'autre].*

_____ (*« Ce qui s'est fait jour ce printemps à Zurich comme une manifestation contre la fermeture d'un centre pour la jeunesse, s'est rampé [depuis] à travers la Suisse, se nourissant de l'inquiétude [la turbulence] d'une jeune génération impatiente d'échapper à ce qu'elle tient pour une société étouffante. ``Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim se paye par le risque de mourir d'ennui, ainsi proclament des pancartes et des graffiti à Lausanne. » (Christian Science Monitor, 28 octobre 1980.) Le slogan est tiré du Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. [CF: Le slogan des Suisses était exactement comme je le cite, bien que le Traité (p. 8) a plutôt: « ...s'échange contre le risque... »] )


En fait les projets relatifs à « la qualité de la vie » suscitent souvent plus d'enthousiasme que ne le font les revendications politiques et économiques routinières. On en trouve bien des exemples imaginatifs et parfois drôles dans les livres de Paul Goodman. Si ses propositions soient « réformistes », elles le sont d'une façon vivante et provocante [stimulante/qui donne à penser] qui fournit un contraste rafraîchissant [agréable/nouveau] à l'attitude défensive et craintive [timide/servile] de la plupart des réformistes actuels, qui se limitent à réagir aux programmes des réactionnaires. (« Nous sommes d'accord qu'il faut créer des emplois, lutter contre le crime, maintenir la puissance de notre pays; mais des [nos] mesures [méthodes] modérées en seront plus efficaces que les propositions extrémistes des conservateurs. »)

[CF La Critique sociale, un recueil des essais de Goodman édité récemment par l'Atelier de Création Liberataire (Lyon).]

[Toutes choses égales ailleurs,] il vaut mieux de concentrer ses énergies sur les questions qui n'attirent pas déjà l'attention publique; et de préférer les projets qui peuvent être réalisés nettement et directement, plutôt que [par opposition à] ceux qui exige[raie]nt des compromissions (qu'on doit agir par l'intermédiaire d'une agence du gouvernement, par exemple). Même si telles compromissions ne semblent pas trop graves, elles créent un mauvais précédent. Se compter sur l'État mène presque toujours au contraire de ce qu'on ait voulu (des commissions destinées à extirper la corruption bureaucratique deviennent elles-mêmes des bureaucraties corrompues; des lois destinées à contrecarrer des groupes réactionnaires armés finissent par être employées principalement au harcèlement des radicaux [@@] sans armes...).

Le système fait d'une pierre deux coups en manoeuvrant ses adversaires pour qu'ils découvrent et proposent des « solutions constructives » à ses crises. Il a besoin [en fait] d'une certaine quantité d'opposition, pour le prévenir de ses problèmes, pour l'obliger à se rationaliser, pour le permettre de mettre à l'épreuve ses instruments de contrôle et pour lui fournir des excuses pour imposer des nouvelles formes de contrôle. Les « procédés d'urgence » deviennent imperceptiblement procédures de toujours; des réglements qui rencontreraient ordinairement de la résistance sont introduits pendant les situations de panique. [CF: "C'est ainsi que les procédés d'urgence deviennent procédures de toujours" (Debord, Commentaires, XXIX).] Le viol lent et constant de la personnalité humaine par toutes les institutions de la société aliénée, depuis l'école et l'usine jusqu'à la publicité et l'urbanisme, on le fait sembler normal comme le spectacle se fixe d'une manière obsédante sur des crimes individuels sensationnels, manoeuvrant les gens vers une hystérie [collective] en faveur de l'ordre public [policier].


Political correctness [Correction politique?] ou L'aliénation égale pour tous

Surtout, le système prospère quand il peut détourner la contestation sociale vers des querelles sur [pour] des positions privilégiées dans lui.

C'est un domaine particulièrement épineux. Il faut contester toutes les inégalités sociales, pas seulement parce qu'elles sont injustes, mais parce qu'elles servent à diviser les gens [les uns contre les autres]. Cependant, la réalisation de l'égalité dans l'esclavage salarié, ou de l'égalité des chances de devenir un bureaucrate ou un capitaliste, ne représente guère un victoire sur le capitalisme bureaucratique.

C'est [à la fois] normal et nécessaire que les gens défendent leurs propres intérêts. Mais quand ils le font en s'identifiant trop exclusivement à un groupe social particulier, ils tendent à perdre [la vue de] la grande perspective. Comme des catégories toujours plus fragmentées se ruent [bousculent/disputent] pour les miettes qui leur sont accordées, elles sont entraînées dans des querelles où chacune blâme les autres, et on oublie la notion d'abolir toute la structure hiérarchique. Les gens qui sont habituellement promptes à dénoncer le moindre soupçon de stéréotypes dénigrants, qualifient d'« oppresseurs » tous les hommes ou tous les blancs en bloc, puis ils se demandent pourquoi ils rencontrent une telle hostilité de la plupart de ceux-là, qui se rendent bien compte qu'ils n'ont que très peu de pouvoir réel sur [l'usage de] leur propre vie, encore moins sur [celui/celle d'] autrui.

Mis à part les démagogues réactionnaires (qui sont agréablement surpris [de trouver] que les « progressistes » les fournissent des cibles si facile à ridiculiser), les seules personnes qui profitent réellement de ces querelles sont quelques carriéristes qui se disputent des postes bureaucratiques, des subventions gouvernementales, de la titularisation universitaire, des contrats [avec les maisons] d'édition, la clientèle commerciale ou des partisans politiques, dans un temps où les places à l'abreuvoir sont de plus en plus limitées. Dénicher des hérésies politiques (ce qui n'est pas « politiquement correct ») permet au carriériste de cogner ses rivaux et de renforcer sa propre position de spécialiste ou porte-parole de son fragment particulier. Quant aux groupes opprimés qui sont aussi malavisés d'accepter tels porte-parole, ils ne gagnent rien que la sensation aigre-douce du ressentiment suffisant et une risible terminologie officiel [orthodoxe] qui fait penser à la Novlangue d'Orwell.*

_____ (*On peut en trouver des exemples désopilants dans The Official Politically Correct Dictionary and Handbook de Henry Beard et Christopher Cerf (Villard, 1992). C'est parfois difficile de savoir lesquels des termes en Correctelangue présentés dans ce livre sont satiriques et lesquels ont été proposés sérieusement ou même adoptés [et imposés] officiellement. Le seul antidote contre tel délire est beaucoup de gros rires. [@@ Expliquer political correctness, avec des exemples.] )


Il y a une différence essentielle, quoique parfois subtile, entre le fait de combattre des maux sociaux et celui de s'en nourrir. On ne favorise le pouvoir [@@ empower] des gens en les encourageant à [se complaire à] s'apitoyer sur leur propre sort. L'autonomie individuelle ne se forme pas en se réfugiant dans une identité de groupe [s'identifiant à une catégorie sociale]. On ne démontre pas son égalité d'intelligence en qualifiant [= avec mépris, pour l'écarter] le raisonnement logique d'une « tactique typique des phallocrates blancs ». Le dialogue radical n'est pas favorisé en harcelant les gens qui ne se conforment pas à quelque orthodoxie politique, encore moins en faisant son possible pour que telle orthodoxie soit imposée juridiquement.

Et on ne fait [crée/influence] pas l'histoire en la récrivant. Certes il faut nous libérer d'un respect non critique du passé, et devenir conscients des manières qu'il a été déformé. Mais il faut reconnaître également que, malgré notre désapprobation des préjugés et des injustices anciens, il est peu probable que nous aurions fait mieux si nous avions vécu sous les mêmes conditions. Appliquer rétroactivement des critères actuels (en corrigeant d'un air suffisant des auteurs anciens chaque fois qu'ils emploient des formes [grammaticales] masculines qui étaient autrefois de rigueur, ou bien en s'évertuant à censurer Huckleberry Finn parce que Huck n'appelle pas Jim « une personne de couleur »), [@@] cela ne fait que renforcer l'ignorance historique qu'a favorisée avec tant de succès le spectacle moderne.


Désavantages du moralisme et de l'extrémisme simpliste

[Dans une grande mesure,] ces absurdités découlent de la supposition que la radicalité [le fait d'être radical] implique que l'on doit vivre selon [en accord avec] quelque « principe » morale [éthique] -- comme si l'on ne pouvait lutter pour la paix sans étre un pacifiste absolu [pur], ni prôner l'abolition du capitalisme sans donner [faire cadeau de] tout son argent. La plupart des gens ont trop de bon sens pour suivre vraiment tels idéaux simplistes, mais ils ont souvent un petit sentiment de culpabilité de ne pas l'avoir fait. Cette culpabilité les paralyse et les rend plus accessibles au chantage par les manipulateurs gauchistes (qui nous disent que si nous n'avons pas le courage de nous martyriser, nous devons soutenir d'une façon non critique ceux qui en ont). Ou bien ils essayent de refouler leur [sentiment de] culpabilité en dépréciant d'autres gens qui semblent encore plus compromis [semblent avoir fait encore plus de compromissions] : un ouvrier peut s'enorgueille de ne pas s'être vendu mentalement [moralement] comme un professeur; qui, lui, éprouve peut-être un sentiment de supériorité sur un publicitaire; qui [à son tour] méprise quelqu'un qui travaille dans l'industrie [la production] d'armes...

Transformer des problèmes sociaux en questions morales [éthiques] personnelles détourne l'attention de leur [véritable] solution possible. Penser transformer les conditions sociales par la charité, c'est comme chercher à élever le niveau de la mer en y jetant des seaux d'eau. Même si l'on accomplit quelque chose de bon par les actions altruistes, se compter sur elles comme stratégie générale est vaine parce qu'elles seront toujours l'exception. C'est normal que la plupart des gens pensent d'abord [en priorité] aux intérêts d'eux-mêmes et de leurs proches. Un des mérites des situationnistes est d'avoir tranché l'appel gauchiste traditionnel à la [au sentiment de] culpabilité et au sacrifice [de soi/abnégation], en soulignant que la raison principale de faire la révolution c'est pour nous-mêmes.

« Aller au peuple » pour les « servir » ou « organiser » ou « radicaliser » mène généralement à la manipulation et ne rencontre souvent que de l'apathie ou de l'hostilité. L'exemple des actions indépendentes d'autres gens est un moyen d'inspiration bien plus fort et plus salutaire. Une fois que les gens ont commencé à agir tout [tous] seul[s], ils sont mieux placés pour échanger des expériences, pour collaborer [avec d'autres] sur un pied d'égalité [d'égal à égal], et, au besoin, pour demander de l'aide particulier. Et quand ils gagnent eux-mêmes leur liberté, c'est bien plus difficile de leur reprendre. Un des graffitistes de Mai 1968 à écrit : « Je ne suis au service de personne (pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants); le peuple se servira tout seul. » Un autre l'a exprimé avec encore plus de concision : « Ne me libère pas, je m'en charge. »

[Entreprendre] Une critique totale, cela veut dire que toute chose soit mise en question, non pas que l'on doit s'opposer à toute chose. Les radicaux oublient souvent cela et s'emballent en se surenchérissant les uns contre les autres avec des affirmations toujours plus extrémistes, laissant entendre que toute compromission revienne à une trahison, voire même que tout plaisir revienne à la complicité dans le système. [CF. La réalisation et la suppression de la religion, p. 13] En réalité, être « pour » ou « contre » une position politique est aussi facile, de généralement aussi insignifiant [sans signification], que d'être pour ou contre une équipe sportive. Ceux qui proclament leur « opposition totale » à toute compromission, à toute autorité, à toute organisation, à toute théorie, à toute technologie, etc., [ces gens-là] se révèlent généralement n'avoir aucune perspective révolutionnaire, c'est-à-dire qu'ils n'ont aucune conception pratique de comment le système pourrait être renversé ou sur les modalités d'une société ultérieure. Certains d'entre eux essayent même à justifier ce manque en déclarant qu'une seule révolution ne pourrait jamais être aussi radicale pour satisfaire à leur esprit de révolte absolue [eternal]. [@@]

Cette emphase bravache qui exige tout-ou-rien peut impressionner pendant un moment quelques spectateurs, mais son effet ultime est simplement de rendre les gens blasés. Tôt ou tard les contradictions et les hypocrisies mènent à la désillusion et à la résignation. Projetant sur le monde ses propres illusions déçues, l'ancien extrémiste conclue que toute transformation radicale est impossible et il refoule toutes ses expériences radicales; pour adopter peut-être une position réactionnaire d'une sottise égale.

Si tout radical devrait être un Durruti, mieux vaut nous épargner la peine et nous consacrer à des questions plus réalisables. Cependant, être radical ne veut pas dire être le plus extrémiste; dans son sens originel il veut dire simplement aller à la racine. La raison qu'il faut lutter pour l'abolition du capitalisme et de l'État, ce n'est pas parce que cela est le but le plus extrême qu'on puisse imaginer, mais parce qu'il est devenu malheureusement évident que rien de moins ne fera l'affaire.

Il [nous] faut découvrir ce qui est à la fois nécessaire et suffisant; chercher des projets que l'on est [nous sommes] vraiment capable de réaliser et qui ont des vraies chances à être faits. Tout ce qui va au-delà de ça n'est que des foutaises. Bien des tactiques radicales les plus anciennes, et qui restent toujours parmi les plus efficaces -- le débat, la critique, le boycott[age], la grève, le sit-in [= grève sur le tas/manifestation avec occupation des locaux], le conseil ouvrier -- ont pris [réussi/marché/sont devenues populaires] parce qu'elles sont [à la fois] simples, elles comportent relativement peu de risque, elles sont généralement applicables [= dans des situations diverses], et elles sont assez flexibles pour amener à des possibilités plus grandes.

L'extrémisme simpliste cherche naturellement le repoussoir le plus extrémiste. Si tous les problèmes peuvent être attribués à une clique sinistre de « purs fascistes », toute autre chose aura par comparaison un air progressiste soulageant. En attendant, les véritables formes de domination moderne, qui sont généralement plus subtiles, continuent [avancent/se poursuivent] inaperçues et sans opposition.

Fixer [son attention d'une manière obsédante] sur les réactionnaires ne fait que les renforcer, les faire sembler plus puissants et plus fascinants. « Peu importe si nos ennemis se moquent de nous ou nous insultent, s'il nous qualifient de bouffons ou de criminels; ce qui importe, c'est qu'ils parlent de nous, qu'ils se préoccupent de nous » (Hitler). Reich a observé que « conditionner [apprendre] les gens à haïr la police ne fait que renforcer l'autorité de la police, en lui conférant un pouvoir mystique aux yeux des pauvres et des faibles. Certes, on déteste l'homme fort, mais on le craint, on l'envie et on lui obéit. Cette peur et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien constituent en partie le pouvoir [, voilà un des facteurs du pouvoir] de la réaction politique. Désarmer les réactionnaires en montrant le caractère illusoire de leur pouvoir, c'est l'une des tâches principales de la lutte rationnelle pour la liberté. » (Les hommes dans l'État).

[CF: « ... que l'on renforce le pouvoir de la police, qu'on lui confère un pouvoir mystique aux yeux des pauvres et des faibles tant qu'on leur inculque de la haine à l'égard de la police. Certes, on déteste l'homme fort, mais on le craint, on l'envie et on lui obéit. Cette peur et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien constituent en partie le pouvoir de la réaction politique. Désarmer les autocrates réactionnaires en montrant le caractère illusoire de leur pouvoir, c'est l'une des tâches principales de la lutte rationnelle pour la liberté. » [ed. Payot, pp. 105-106. Noter que cette traduction de Payot est faite à partir de la version anglaise.]

[CF aussi le passage (non cité) qui en suit: « ...Cela suppose donc que celui qui lutte pour la liberté (...) ne haisse ni les individus ni les couches sociales, mais seulement les conditions qui engendrent la misère sociale. »]

Le principal désavantage [de la tactique] des compromis est de l'ordre pratique plutôt que moral : il est difficile d'attaquer quelque chose dans laquelle nous-mêmes sommes impliqués. Nous amoindrons nos critiques [nous critiquons à côté, avec des détours] de peur que nous-mêmes soyons critiqués à notre tour. Il devient plus difficile de concevoir des grandes idées ou d'agir avec audace. Comme on l'a souvent remarqué, une grande partie du peuple allemand a acquiescé [accepté/toléré] l'oppression nazie parce qu'elle a commencé assez graduellement et était dirigées d'abord principalement contre des minorités impopulaires (juifs, gitans, communistes, homosexuels); de sorte que quand elle a commencé à toucher la population générale, elle [la population générale] est devenue incapables d'y rien faire.

Rétrospectivement c'est facile à condamner ceux qui ont capitulé au fascisme ou au stalinisme; mais il est peu probable que [la plupart d'entre] nous aurions fait mieux si nous nous fussions trouvés dans la même situation. Dans nos rêveries, en nous imaginant comme un personnage dramatique mis devant un choix clair et net, en vue d'un [jouant pour un] public appréciatif, nous imaginons que nous n'aurions pas de peine à prendre la décision juste. Mais les situations que nous rencontrons effectivement sont généralement plus compliquées et plus obscures. Il n'est pas toujours facile de savoir où fixer les limites.

Il s'agit [simplement/d'abord] de les fixer quelque part, [= peu importe où] de cesser de s'inquiéter de la culpabilité, ni du blâme, ni de l'autojustification, et de passer à l'offensive.


Avantages de l'audace

Cet esprit est bien exemplifié par les travailleurs italiens qui se sont mis en grève sans [avancer] aucune revendication. Ces grèves ne sont pas seulement plus intéressants que les négociations bureaucratiques syndicalistes habituelles, elles peuvent s'avérer même plus efficaces : les patrons, ne sachant pas quelles concessions seraient suffisantes, finissent souvent par offrir beaucoup plus qu'on [= les grévistes] aurait osé demander. Les grévistes peuvent alors se décider de leur prochaine démarche sans s'être engagés à rien [en échange]. [CF. Lordstown 72, p. 22]

Une réaction défensive contre tel ou tel symptôme social gagne au mieux une concession temporaire sur la question particulière. L'agitation offensive qui refuse de se limiter exerce beaucoup plus de pression. Mis [Se trouvant] devant des mouvements généraux et imprévisibles comme la contre-culture des années 60 ou la révolte de Mai 1968 -- des mouvements qui mettent tout en question, qui engendrent des contestations autonomes sur plusieurs fronts, qui menacent de se répandre partout dans la société et qui sont trop vastes pour être contrôlés par des chefs récupérables --, les dirigeants s'empressent d'épurer leur image, de faire passer des réformes, d'augmenter les salaires, de libérer des prisonniers, de proclamer des amnesties, d'amorcer des pourparlers de paix, ou de toute autre chose qui semble nécessaire, dans l'espoir de récupérer le mouvement et de rétablir leur propre contrôle. (L'impossibilité de freiner la contre-culture américaine, qui s'étendait au coeur même de l'armée, a probablement joué un rôle aussi important que le mouvement antiguerre explicite en imposant la fin de la guerre du Vietnam.)

Le côté [camp/parti] qui prend l'initiative détermine [défine] les conditions de la lutte. Tant qu'il continue à innover, il garde aussi le facteur [de la] surprise. « L'audace est une force créatrice. (...) Quand l'audace rencontre l'hésitation, elle a déjà un avantage important parce que l'état même d'hésitation implique une perte d'équilibre. Elle n'est dans une position désavantageuse que quand elle rencontre de la prévoyance circonspecte. » (Clausewitz, De la Guerre). [(éd. anglaise p. 259). ## Livre 3, chap. 6] Mais la prévoyance circonspecte se trouve bien rarement chez ceux qui dirigent cette société. La plupart de ses processus de marchandisation, de spectacularisation et d'hiérarchisation sont aveugles et automatiques : les marchands, les médias et les chefs ne font que suivre leurs propres tendances [leur propre pente] à gagner de l'argent, attirer des spectateurs ou recruter des partisans.

[CF: « La hardiesse est donc vraiment une force créatrice. (...) Chaque fois qu'elle rencontre l'hésitation, celle-ci témoigne d'un commencement de perte d'équilibre, la hardiesse a nécessairement pour soi la vraisemblance du succès, et c'est uniquement quand elle se heurte à la prudence avisée, qu'elle peut avoir le dessus. » [trans. Baudet]]

[CF: « L'intrépidité constitue une véritable force créatrice. (...) Chaque fois que l'intrépidité rencontre la pusillanimité, les chances de succès sont nécessairement de son côté, la pusillanimité étant déjà elle-même une absence d'équilibre. Ce n'est que lorsqu'elle se heurte à la prudence réfléchie (...) qu'elle a le dessous. » [éd. Arguments/Minuit, p. 197]

La société spectaculaire est souvent victime de ses propres falsifications. Comme chaque niveau de la bureaucratie essaye de se couvrir au moyen de statistiques faussées, comme chaque « source d'informations » surenchérit sur les autres avec des nouvelles plus sensationnelles, et comme les États, les départements gouvernementaux et les compagnies privées concurrents lancent leurs propres opérations de désinformation (se référer aux chapitres 16 et 30 des Commentaires sur la société du spectacle), il est difficile même pour le dirigeant exceptionnel qui a quelque lucidité de découvrir ce qui arrive réellement. Comme Debord l'a remarqué ailleurs dans le même livre, un État qui refoule la connaissance historique ne peut plus être conduit stratégiquement. [CF. Commentaires p. 30]

  • * *

Avantages et limites de la non-violence

« Toute l'histoire du progrès de la liberté humaine nous montre que toutes les concessions faites à ses revendications sont dûes à la lutte. (...) S'il n'y a pas de lutte, il n'y a pas de progrès. Ceux qui prétendent favoriser la liberté mais qui désapprouvent l'agitation, ceux-là veulent des récoltes sans labourer la terre. Ils veulent la pluie sans le tonnerre ni la foudre. Ils veulent l'océan sans son grondement épouvantable. La lutte peut être morale, ou elle peut être physique, ou elle peut être morale et physique à la fois; mais il faut une lutte. Le pouvoir ne concède rien sans des revendications. Il ne l'a fait jamais et il ne le fera jamais. » --Frederick Douglass


Quiconque a la moindre connaissance de l'histoire sait que les sociétés ne changent pas sans la résistance acharnée et souvent féroce des gens au pouvoir. Si nos ancêtres n'avaient pas eu recours, dans leur révolte, à la violence, la plupart de ceux qui maintenant la déplorent vertueusement seraient toujours des serfs ou des esclaves.

Le fonctionnement ordinaire de cette société est bien plus violent que ne le pourrait être [jamais] n'importe quelle réaction contre elle. Imaginez le horreur et la condamnation que rencontrerait un mouvement radical qui exécutait 20,000 adversaires : au bas mot c'est le nombre des enfants que le système actuel laisse mourir de faim chaque jour. Les vacillations et les compromis laissent s'éterniser cette violence permanente, produisant finalement mille fois plus de souffrances que ne l'aurait fait[es] une seule révolution décisive.

Heureusement, une révolution moderne [et] véritablement majoritaire n'aurait presque aucun besoin de la violence, sauf pour neutraliser les éléments de la minorité dirigeante qui essayeraient éventuellement de maintenir violemment leur pouvoir.

La violence n'est pas seulement indésirable en elle-même, elle engendre la panique (ce qui rend les gens plus susceptible à la manipulation) et elle favorise l'organisation militariste (et donc hiérarchique). La non-violence entraîne de l'organisation plus ouverte et plus démocratique; elle favorise le calme et la compassion, et elle tend à rompre le cycle [cercle vicieux] misérable de la haine et de la vengeance.

Il s'agit de ne pas en faire un fétiche. La riposte commune : « Comment peut-on lutter pour la paix avec des méthodes violentes ? » n'est plus logique qu'il ne le serait de dire à un homme qui se noie qu'il ne doit pas toucher de l'eau. S'efforçant de résoudre des « malentendus » au moyen du dialogue, les pacifistes oublient que certains problèmes sont basés sur des véritables conflits d'intérêts. Ils ont tendance à sous-estimer la malveillance des ennemis, tout en exagérant leur propre culpabilité, se réprimandant même pour leurs « sentiments violents ». Leur pratique de « porter témoignage » [= terme quaker = s'exprimer personnellement sur quelque question], malgré son apparence personnelle, réduit [effectivement] l'activiste à un objet passif, « encore une autre personne pour la paix » qui (comme un soldat) met son corps en première ligne [@@ on the line], tout en renonçant à la recherche ou à l'expérimentation individuelles. Ceux qui veulent amoindrir la notion que la guerre soit passionnante et héroïque doivent dépasser une notion si craintive et servile de la paix. En définissant leur objectif comme la survie, les militants pour la paix n'ont pas eu grand-chose à dire à ceux qui sont fascinés par [la notion de] l'anéantissement mondial précisément parce qu'ils en ont assez d'une vie quotidienne réduite à la seule survie, qui voient [sentent inconsciemment] la guerre non pas comme une menace, mais plutôt comme une délivrance d'une vie d'ennui et de petites anxiétés incessantes.

Sentant que leur purisme ne se soutiendrait pas [à] l'épreuve de la réalité, les pacifistes maintiennent habituellement une ignorance voulue sur les luttes sociales anciennes et actuelles. Bien qu'ils soient souvent capables des études intensives et d'une discipline [personnelle] stoïque dans leurs pratiques spirituelles, ils semblent croire qu'une connaissance historique et stratégique au niveau du Reader's Digest suffira pour leurs tentatives d' « engagement social ». Tout comme quelqu'un qui pense éliminer des chutes nuisibles en abolissant la loi de la pesanteur, ils trouvent plus simple d'envisager une lutte morale permanente contre « l'avidité », « la haine », « l'ignorance » ou « la bigoterie » que de contester les structures sociales qui renforcent effectivement ces [telles] qualités. Ou bien, si l'on insiste qu'ils fassent face à cette constatation, ils s'excusent en se plaignant que la contestation radicale est un terrain bien stressant. Elle l'est bien, mais c'est curieux d'entendre une telle objection de la part des gens dont les pratiques spirituels prétendent leur permettre de faire face aux problèmes avec du détachement et de l'équanimité.

Il y a une scène charmante dans La Case de l'oncle Tom [de Harriet Beecher Stowe, chap. 17] : Une famille de Quakers est en traîn d'aider des esclaves qui s'enfuient vers le Canada. Un pourchasseur arrive. Un des Quakers braque sur lui un fusil de chasse et dit : « Ami, on n'a pas [du tout] besoin de toi ici ! » Selon moi c'est là précisément le ton juste : pas emporté [ne pas se laisser emporter] par la haine, ni même par le mépris, mais [être] prêt à faire ce qu'il faut dans la situation donnée.

Les réactions contre les oppresseurs sont compréhensibles [normales/naturelles], mais ceux qui y sont trop emportés risquent de devenir asservis moralement aussi bien que matériellement, enchaînés à leurs maîtres par des « liens de haine ». La haine des patrons est en partie une projection de la haine de soi pour toutes les humiliations et toutes les compromissions qu'on a acceptées; on se rend compte secrètement que les patrons n'existent finalement que parce que leurs serviteurs les tolèrent. Certes la crasse [scum = la couche de saleté = « le rebut [la lie] du genre humain »] tend monter en haut; mais la plupart des gens au pouvoir n'agissent pas d'une manière trop différente que ne le ferait n'importe quelle autre personne qui se trouvait dans la même position, avec les mêmes nouvels intérêts, tentations et craintes.

Les représailles peuvent apprendre aux forces de l'ennemi à vous respecter, mais elles tendent également à perpétuer des antagonismes. La clémence gagne parfois des ennemis [= à sa cause], mais dans d'autres cas elle ne fait que les donner la chance de reprendre leurs forces et de se remettre à l'attaque. Ce n'est pas toujours facile de déterminer quelle politique serait la meilleure dans telle circonstance. Les gens qui ont souffert sous les régimes spécialement vicieux [brutaux/cruels] veulent naturellement la punition des coupables [responsables]; mais trop de vengeance fait comprendre aux autres oppresseurs actuels ou à venir qu'ils feraient aussi bien de combattre jusqu'à la fin [à mort] parce qu'ils n'ont rien à perdre.

[CF. Réalisation...religion pp. 15-16 : « C'est une vieille banalité de stratégie de dire que si l'ennemi sait qu'il sera de toute façon tué, il combattra jusqu'à la fin plutôt que de se rendre. »]

Mais la plupart des gens, mêmes ceux qui ont été coupables des pires complicités dans le système, tendront à suivre le vent. La meilleure défense contre la contre-révolution, ce n'est pas d'être préoccupé de dénicher des anciennes offenses ou des trahisons éventuelles, mais d'approfondir l'insurgence au point où tout le monde y soit attiré.

Joie de la révolution [Ébauche d'une traduction]


=Chapitre 3 : Points critiques [culminants]= [@@]

Causes des brèches sociales

Bouleversements de l'après-guerre

Effervescence des situations radicales

L'auto-organisation populaire

Le FSM de Berkeley

Les situationnistes en Mai [mai ?] 1968

L'ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale

Grèves sauvages et sur le tas

Grèves de consommateurs

Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968

Méthodes de confusion et de récupération

Le terrorisme renforce l'État

La lutte finale

L'internationalisme

________________________________________


3. Points culminants/Moments de vérité [@@]


« Dès que, révélant sa trame, la couverture mystique cesse d'envelopper les rapports d'exploitation et de la violence qui est l'expression de leur mouvement, la lutte contre l'aliénation se dévoile et se définit l'espace d'un éclair, l'espace d'une rupture, comme un corps à corps impitoyable avec le pouvoir mis à nu, découvert dans sa force brutale et sa faiblesse (...) moment sublime où la complexité du monde devient tangible, cristalline, à portée de tous. » --Raoul Vaneigem, « Banalités de base » (I.S. no. 7) [p. 35]


Causes des brèches sociales

Il est difficile de généraliser sur les causes immédiates des brèches radicales. Depuis toujours il y a assez de bonnes raisons pour révolter, et tôt ou tard des instabilités vont se produire qui feront céder quelque chose. Mais pourquoi à tel moment plutôt qu'à un autre ? Les révoltes ont souvent eu lieu pendant les périodes d'amélioration[s] sociale[s], tandis que des conditions plus mauvaises ont été supportées avec résignation. Si quelques révoltes ont été provoquées en désespoir de cause, d'autres se sont déclenchées par des incidents relativement insignifiants. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable peut sembler insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. La mesquinerie de quelque mesure répressive ou la sottise de quelque bévue bureaucratique peuvent faire mieux sentir [mettre plus en évidence] l'absurdité du système que ne l'aurait fait une accumulation constante d'oppressions.

[CF. Tocqueville, L'ancien régime, Part 3, chap 4; cité dans Semprun, Portugal, p. 19]]

Le pouvoir du système est basé sur la croyance des gens qu'ils n'aillent pas le pouvoir de s'y opposer. En temps normal cette croyance est bien fondée (celui qui transgresse les règles est vite puni). Mais dès que, pour une raison ou une autre, un aussi grand nombre des gens commencent à ne plus respecter les règles qu'ils peuvent le faire avec impunité, l'illusion s'écroule [complètement]. Ce que l'on a cru naturel et inévitable se révèle [être] arbitraire et absurde. « Quand personne n'obéit, personne ne commande. »

Le problème, c'est comment parvenir à ce [tel] point. Si peu de gens désobéissent, on peut facilement les isoler et les réprimer. On fantasme souvent sur les choses merveilleuses qui seraient possibles « si seulement tout le monde se soit accordé pour faire telle chose tous à la fois ». Malheureusement, [dans la plupart des cas] les mouvements sociaux ne marchent pas comme ça. Un homme armé d'un pistolet à six coups peut tenir à distance cent personnes non armées parce que chacun[e] sait que les premières six à attaquer seraient tuées.

Bien sûr, certaines personnes pourraient être si furieuses qu'elles attaquent malgré le risque; et leur résolution apparente pourrait même les sauver en convaincant les gens au pouvoir qu'il sera plus prudent de se rendre paisiblement plutôt que d'être écrasés après avoir provoqué encore plus de haine contre eux-mêmes. Mais il est évidemment préférable de ne pas dépendre des actes désespérés, mais de chercher des formes de lutte qui réduisent le risque au minimum, jusqu'à ce qu'un mouvement se soit aussi étendu que la répression n'est plus faisable.

Les gens qui vivent sous les régimes particulièrement répressifs commencent naturellement par profiter de tout [n'importe quel] point de ralliement qui existe déjà. En 1978 les mosqués étaient le seul endroit en Iran où les gens pussent critiquer avec impunité le régime du chah. Ensuite, les manifestations énormes appelées tous les 40 jours par Khomeiny ont donné la sécurité de nombres. [= plus on est nombreux moins il y a de danger] Khomeiny est devenu ainsi un symbole d'opposition reconnu par tout le monde, même par ceux qui n'étaient pas ses partisans. Cependant, tolérer n'importe quel chef, même en tant que figure de proue, est au mieux une mesure temporaire qui doit être abandonnée aussitôt que deviennent possibles des actions plus indépendentes -- comme l'ont fait dès l'automne de 1978 les ouvriers pétroliers qui croyaient avoir [alors] assez d'influence pour se mettre en grève à des dates différentes que celles désignées par Khomeiny.

L'Église catholique en Pologne stalinienne jouait un rôle aussi [pareillement] ambiguë : l'État s'est servi de l'Église pour l'aider à contrôler le peuple, mais le peuple s'en est servi également pour l'aider à déjouer l'État.

Une orthodoxie fanatique est parfois le premier pas vers une [auto-] manifestation plus radicale. Les intégristes islamiques peuvent beau être très réactionnaire, en développant l'habitude de prendre en main les événements, ils compliquent tout retour à « l'ordre » et peuvent même, s'ils sont désillusionnés, devenir véritablement radicaux -- comme cela est arrivé chez quelques-uns des gardes rouges [qui sont partis d'un fanatisme comparable] pendant la « révolution culturelle » chinoise, quand ce qui n'était à l'origine qu'un seul stratagème de Mao pour déloger certains de ses rivaux bureaucratiques a conduit finalement à l'insurgence incontrôlée des millions de jeunes qui prenaient au sérieux sa rhétorique antibureaucratique.*

_____ (*Sur la révolution culturelle, voir « Le point d'explosion de l'idéologie en Chine » in I.S. no 11, et Les habits neufs du président Mao de Simon Leys. )


Si quelqu'un proclamait : « Je suis la personne le plus grande, la plus forte, le plus noble, la plus intelligente et la plus pacifique du monde », il serait considéré comme odieux [insupportable], à moins qu'il ne serait tenu pour complètement fou [dément]. Mais s'il dit précisément les mêmes choses sur sa patrie, on le tient pour un citoyen admirablement patriotique. Le patriotisme est extrêmement séducteur parce qu'il permet à l'individu le plus misérable de se livrer à un narcissisme collectif [par procuration]. L'affection nostalgique naturelle pour son foyer et pour son pays [= au sens local : sa région/ville] est transformé en culte aveugle de l'État. Les peurs et les ressentiments des gens sont projetés sur les étrangers, tandis que leurs aspirations pour une communauté authentique sont projetées mystiquement sur leur propre nation, qu'ils parviennent à voir comme essentiellement merveilleuse malgré tous ses défauts. (« Oui, il y a des problèmes en Amérique; mais nous nous battons pour la véritable Amérique, pour tout ce qu'elle représente réellement. ») Cette conscience de troupeau [mystique] devient presque irrésistible pendant la guerre, étouffant presque toute tendance radicale.


Bouleversements de l'après-guerre

Tout de même, le patriotisme a parfois été un facteur dans le déclenchement des luttes radicales (celle d'Hongroie en 1956, par exemple). Et même les guerres ont parfois abouti à des révoltes dans le contrecoup. Ceux qui ont supporté la plus grande partie du fardeau militaire, soi-disant au nom de la liberté et de la démocratie, peuvent réclamer leur dû [une part plus juste] une fois qu'ils sont revenus chez eux. Ayant vu en action une [la] lutte historique, et ayant pris l'habitude de se charger des obstacles en les détruisant, ils penchent sans doute moins à croire en un statu quo inaltérable.

Les dislocations et les désillusions occasionnées par la Première Guerre mondiale ont abouti à des soulèvements partout dans l'Europe. Si la Deuxième Guerre [mondiale] n'ait pas produit des résultats semblables, c'est parce que le radicalisme authentique a été détruit dans l'intervalle par le stalinisme, le fascisme et le réformisme; parce que les justifications pour la guerre données par les vainqueurs, quoique bourrées de mensonges comme [on voit] toujours, étaient plus plausibles que d'habitude (les ennemis vaincus étaient des traîtres plus évidents); et parce que cette fois les vainqueurs ont pris soin de régler en avance le rétablissement de l'ordre [d'après-guerre] (l'Europe orientale était livrée à Staline contre sa garantie de la docilité des partis « communistes » français et italien et son abandon du Parti grec insurgé). La secousse mondiale de la guerre suffisait quand même à ouvrir la voie pour une révolution stalinienne autonome en Chine (que Staline n'a pas voulu, parce qu'elle menaçait sa domination exclusive du « camp socialiste ») et à donner le branle aux mouvements anticolonialistes (ce qui n'était pas évidemment voulu par les pouvoirs colonialistes de l'Europe, bien qu'ils réussiraient finalement à garder les aspects les plus profitables de leur domination à travers en adoptant le néo-colonialisme économique déjà employé par les États-Unis).

Devant la perspective d'une vacance de pouvoir dans les après-guerre, les dirigeants finissent souvent par collaborer avec leurs ennemis apparents pour mieux réprimer leur propre peuple. À la fin de la guerre franco-allemande de 1870-1871 l'armée allemande victorieuse a contribué à l'encerclement de la Commune de Paris, ce qui rendait plus facile sa répression par les dirigeants français. Comme l'armée de Staline s'est avancée vers Varsovie en 1944, elle a appelé le peuple de la ville à se soulever contre l'occupation nazie, puis elle est restée pendant plusieurs jours à l'extérieur [de la ville] pendant que les Nazis ont anéanti les éléments indépendents ainsi découverts qui [sans cela] auraient pu résister plus tard à l'imposition du stalinisme. On a vu récemment un scénario semblable dans l'alliance de facto entre Bush et Sadaam dans la suite de la guerre du Golfe où, après avoir appelé le peuple irakien à se soulever contre Sadaam, l'armée américaine a massacré systématiquement les conscrits irakiens qui battaient en retraite de la Kuwait (et qui auraient été mûrs [tout prêts] pour la révolte s'ils auraient pu regagner leur pays), tout en laissant les gardes républicains, force élite de Sadaam, intacts et libres d'écraser les grands soulèvements radicaux dans le nord et le sud de l'Irak.*

_____ (*« Pendant que les Chiites et les Kurdes se battrent contre le régime de Sadaam Hussein et que les partis oppositionnels irakiens essayent d'arranger [de constituer] un avenir démocratique, les États-Unis se trouvent dans la situation embarrassante d'être un partisan effectif de la continuation de la dictature d'un parti unique en Irak. Des communiqués officiels du gouvernement américain, y compris de président Bush, ont souligné leur désir que Sadaam Hussein soit renversé, mais non pas que l'Irak soit déchiré par des conflits civils [intestins]. En même temps, les officiels du gouvernement de Bush ont insisté que la démocratie n'est pas actuellement un choix viable pour l'Irak. (...) Cette opinion est sans doute la raison pour le fait que, jusqu'ici, ce gouvernement a refusé de rencontrer les chefs de l'opposition irakienne en exil. (...) ``Les Arabes et les États-Unis ont la même perspective, dit un diplomate de la coalition [anti-irakienne]. Nous voulons que l'Irak garde ses frontières actuelles et que Sadaam disparaisse. Mais s'il le faut pour maintenir l'unité de l'État irakien, nous accepterons que Sadaam reste à Baghdad. » (Christian Science Monitor, 20 mars 1991.) )


Dans les sociétés totalitaires les griefs sont évidents mais la révolte est difficile. Dans les sociétés « démocratiques » les luttes sont plus facile, mais les objectifs sont moins clairs. [CF. Milieu étudiant, passage sur l'Europe de l'Est] Contrôlés [dominés/contenus] en grande partie par le conditionnement subconscient ou par des forces vastes et apparemment incompréhensibles (« l'état de l'économie »), et présentés avec un grand assortiment de choix apparemment libres, il nous est difficile de saisir notre situation. Comme un troupeau de moutons, l'on nous conduit dans la direction voulue, mais en nous laissant assez d'espace pour des variations individuelles pour nous permettre de garder une illusion d'indépendence.

Les impulsions vers le vandalisme ou [vers] les affrontements violents peuvent être comprises souvent comme des tentatives à rompre cette abstraction désespérante pour se colleter avec quelque chose de concrète.

De même que la première organisation du prolétariat classique a été précédée, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d'une époque de gestes isolés, « criminels », visant à la destruction des machines de la production, qui éliminait les gens de leur travail, on assiste en ce moment à la première apparition d'une vague de vandalisme contre les machines de la consommation, qui nous éliminent tout aussi sûrement de la vie. Il est bien entendu qu'en ce moment comme alors la valeur n'est pas dans la destruction elle-même, mais dans l'insoumission qui sera ultérieurement capable de se transformer en projet positif jusqu'à reconvertir les machines dans le sens d'un accroissement du pouvoir réel des hommes. (I.S. no. 7 [p. 10].)

(Par ailleurs, notez cette dernière phrase : Le fait de signaler un symptôme de crise sociale, ou même de le justifier [prendre sa défense] comme réaction compréhensible [à l'oppression], n'implique pas forcément qu'on le recommande comme tactique.)

On pourrait énumérer beaucoup d'autres conditions qui peuvent déclencher une situation radicale. Une grève peut s'étendre (Russie 1905); la résistance populaire à une menace réactionnaire peut déborder les limites officielles (Espagne 1936); les gens peuvent profiter d'une libéralisation symbolique pour aller plus loin (Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968); les actions exemplaires des petits groupes peuvent catalyser un mouvement de masse (les premiers sit-ins pour les droits civils, Mai 1968); une atrocité [un incident d'oppression] particulière peut être la goutte d'eau qui fait déborder le vase (Watts 1965, Los Angeles 1992); l'effondrement subit d'un régime peut laisser une vacance de pouvoir (Portugal 1974); une occasion spéciale peut rassembler tant de gens dans un seul endroit qu'il est impossible de les empêcher d'exprimer leurs griefs et leurs aspirations (Tiananmen 1976 et 1989); etc.

Mais les crises sociales comportent tant d'impondérables qu'il est rarement possible de les prévoir, encore moins de les provoquer. En régle générale il vaut mieux de poursuivre des projets qui nous attirent le plus, tout en restant aussi conscients [au courant] pour vite reconnaître les développements nouveaux (dangers, tâches urgentes, occasions favorables) qui exigent des nouvelles tactiques.

En attendant, nous pouvons passer à l'examen de quelques-uns des stades décisifs des situations radicales une fois qu'elles sont déclenchées.

  • * *


Effervescence des situations radicales

Une situation radicale est un réveil collectif. À un extrême il peut ne s'agir que de quelques dizaines de gens dans un quartier ou un atelier; à l'autre elle va jusqu'à [comprend] une situation [véritablement] révolutionnaire qui entraîne des millions de gens. L'important n'est pas le nombre, mais qu'il doit y être le dialogue et la participation publics ouverts qui tendent à dépasser toute limite. L'incident au début du Free Speech Movement (FSM) de 1964 [Mouvement pour la liberté de parole] en est un exemple classique et particulièrement beau [charmant]. Des policiers étaient sur le point d'emmener un activiste pour les droits civils qu'ils avaient arrêté au campus de l'Université à Berkeley. Quelques étudiants se sont assis devant la voiture de police. Dans quelques minutes des centaines d'autres ont suivi leur exemple, de sorte que la voiture était entourée et ne pouvait bouger. Pendant 32 heures on en a transformé le toit [= de la voiture] en tribune pour le débat ouvert. L'occupation de la Sorbonne en Mai 1968 a créé une situation encore plus radicale en attirant une grande partie de la population parisienne non-étudiante; puis, l'occupation ouvrière des usines dans tout le pays l'a transformé en situation révolutionnaire.

Dans telles situations les gens deviennent bien plus accessibles à des nouvelles perspectives, plus prêts à mettre en question les anciennes croyances [opinions], plus prompts à pénétrer [voir clair dans] les escroqueries habituelles. Chaque jour quelques personnes ont des expériences qui les mènent à mettre en question le sens de leur vie; mais pendant une situation radicale presque tout le monde le fait en même temps. Quand la machine s'immobilise, mêmes les rouages commencent à songer [penser] à leur fonction.

Les patrons sont ridiculisés. Les commandements ne sont pas respectés. Les séparations s'effondrent. Des problèmes individuels se transforment en questions publiques; [tandis que] des questions publiques qui ont semblé lointaines et abstraites deviennent des matières pratiques et immédiates. L'ancien ordre est analysé, critiqué, satirisé. Les gens apprennent plus [de choses] sur la société dans une semaine que dans des années des « sciences sociales » universitaires ou des « prises de conscience » gauchistes. Des expériences qui ont été refoulées longtemps renaissent.* Tout semble possible; et en effet beaucoup plus [que d'ordinaire] est possible. Les gens en croient à peine comment [le fait qu'] ils ont supporté tant de choses dans les anciens jours -- « en ce temps-là ». Même si l'issue finale est incertaine, ils considèrent souvent que l'expérience à elle seule vaut déjà la peine. « Pourvu qu'il ne laissent le temps... » a dit un des graffitistes de Mai 1968; auquel deux autres ont répondu : « En tout cas pas de remords ! » et « Déjà 10 jours de bonheur. »

_____ (*« Je suis époustouflé [de voir] à quel degré les gens se souviennent de leur passé révolutionnaire. Les présents événements ont secoué ces souvenirs. Des dates qu'on n'a jamais appris à l'école, des chansons qu'on n'a jamais chanté publiquement, se sont rappelées complètement. (...) Le bruit, le bruit, le bruit retentit encore à mes oreilles. Les coups de klaxon joyeux, les cris, les slogans, les chants, les danses. Les portes de la révolution se sont rouvertes après 48 ans de répression. Dans ce seul jour tout était remplacé en perspective. Rien n'était déterminé par les dieux, tout était l'oeuvre de l'homme. Les gens pouvaient voir leur misère et leurs problèmes dans un cadre [contexte] historique. (...) Une semaine a passé, on a le sentiment que c'est plusieurs mois. Chaque heure a été vecue complètement. Il est déjà difficile à se rappeler l'apparence des journaux en ce temps-là, ou ce que disaient alors les gens. N'y a-t-il pas été depuis toujours une révolution ? » (Phil Mailer, Portugal : The Impossible Revolution ?) [CF. Laudauer, La révolution, pp. 154-155] )


Comme le travail s'arrête, la navette frénétique se remplace par des promenades [déambulations] sans but, et la consommation passive par la communication active. Des étrangers entrent en conversation animée dans la rue. Les débats continuent en permanence, des nouveaux venus remplaçant continuellement ceux qui partent pour d'autres activités ou pour essayer d'obtenir un peu de sommeil, bien qu'ils soient généralement trop excités pour dormir longtemps. Tandis que certains gens succombent aux démagogues, d'autres commencent à faire leurs propres propositions ou d'entreprendre leurs propres initiatives. Des spectateurs sont attirés dans le vortex [tourbillon], et vivent des changements [en eux] d'une rapidité étonnante. (Un bel exemple de Mai 1968 : Lors de l'occupation de l'Odéon [par des foules radicales], le directeur administratif, consterné, se retira au fond de la scène; mais après avoir apprécié la situation pendant quelques minutes, il fit quelques pas en avant et s'écria : « Maintenant que vous l'avez pris, gardez-le, ne le rendez jamais, brûlez-le plutôt ! ») [CF. Viénet p. 136]

Certes tout le monde n'est pas gagné tout de suite. Certains se cachent [restent discrets], s'attendant au temps où le mouvement se décroîtent et ils peuvent reprendre leurs possessions ou leurs positions, et se venger. D'autres vacillent, tiraillés entre l'envie d'un changement et la peur de changement. Une brèche de quelques jours ne suffira pas peut-être pour rompre le conditionnement hiérarchique de toute sa vie. L'interruption des habitudes et des routines peut être désorientante aussi bien que libératrice. Tout se passe si vite qu'il est facile de se paniquer. Même si vous réussissez à garder votre calme, il n'est pas facile de saisir tous les facteurs déterminants [décisifs] aussi vite pour savoir que faire [quelle est la meilleure chose à faire], ce qui peut paraître évident rétrospectivement [en réfléchissant après coup]. Un des principaux objectifs de ce texte, c'est de signaler certains scénarios habituels [= enchaînements de situations typiques qui reviennent souvent], pour que les gens soient prêts à reconnaître et à profiter de telles occasions avant qu'il ne soit trop tard.

Les situations radicales sont les moments rares où le changement qualitatif devient vraiment possible. Bien loin d'être anormales, elles laissent voir à quel degré nous sommes, la plupart du temps, anormalement refoulés; devant [par rapport à] elles, notre vie « normale » semble le somnambulisme. Pourtant parmi le vaste nombre de livres qui ont été écrits sur les révolutions, il n'y que peu qui ont grand-chose à dire sur tels moments. Ceux qui traitent des révoltes modernes les plus radicales se limitent habituellement à la seule description, donnant peut-être une suggestion des sensations de telles expériences, mais ne présentant guère des aperçus [= idées pénétrantes] tactiques utiles. La plupart des études sur les révolutions bourgeoises ou bureaucratiques ont encore moins de pertinence. Dans ces révolutions, où les « masses » n'ont joué qu'un rôle secondaire et temporaire de partisans d'une direction ou d'une autre, l'on pouvait, dans une grande mesure, analyser leur conduite comme les mouvements des masses physiques, dans les termes des [sous l'angle des/en utilisant les] métaphores familières du flux et du reflux de la marée, de l'oscillation du pendule entre la radicalité et la réaction, etc. Mais une révolution antihiérarchique exige que les gens cessent d'être des masses homogènes et accessibles à la manipulation, qu'ils dépassent la servilité et l'inconscience qui les rendent sujets à telle prévision mécaniste.


Effervescence des situations radicales

Dans les années 60 on pensait généralement que la meilleure façon de favoriser une telle démassification était de former des « groupes d'affinité » : c'est-à-dire des petites associations d'amis qui ont [partagent] de perspectives et de styles de vie compatibles. Certes tels groupes ont beaucoup d'avantages évidents. Ils peuvent se décider pour un projet et le réaliser directement; il est difficile de les infiltrer; et ils peuvent se lier avec d'autres dès qu'il est nécessaire. Mais même en laissant à côté les pièges divers dans lesquels la plupart des groupes d'affinité des années 60 sont [vite] tombés, il faut reconnaître le fait qu'il y a des matières qui exigent des organisations de grande envergure. Et des grands rassemblements vont vite retourner à l'acceptation de quelque espèce de hiérarchie à moins qu'ils ne réussissent à s'organiser d'une manière qui rend superflus les chefs.

Une des façons les plus simples pour commencer à s'organiser une grande assemblée, c'est de faire faire la queue [= physiquement ou en donnant leurs noms] tous les gens qui veulent dire quelque chose, toute personne étant libre de parler de quoi que ce soit pendant une durée précise. (L'assemblée de la Sorbonne et le rassemblement autour de la voiture de police à Berkeley ont établi tous les deux une limitation de trois minutes; de temps en temps on en a accordé une prolongation par acclamation.) Certains des orateurs proposeront des projets précis qui précipiteront [mèneront à] des groupes plus petits et plus pratiques. (« Nous comptons, moi et quelques autres, faire telle chose. Si vous voulez y participer, vous pouvez nous joindre à tel endroit à telle heure. ») D'autres souleveront des questions qui se rapportent aux buts généraux de l'assemblée, ou à son fonctionnement continu. (Elle comprend quelles personnes ? À quel temps va-t-elle se réunir ? Comment va-t-on s'y prendre avec nouveaux développements urgents dans l'intervalle ? Qui seront délégués à s'occuper des tâches précises ? Avec quel degré de responsabilité ? [contrôle par l'assemblée]) Dans ce processus les participants reconnaîtront vite ce qui marche et ce qui ne marche pas -- avec quelle rigueur il faut mandater les délégués [= rendre obligatoires et contrôler leurs mandats]; si [ou non] on a besoin d'un président pour faciliter le débat pour que tout le monde ne parlent pas à la fois; etc. Bien des modes d'organisation sont possibles; l'essentiel, c'est que toute chose [question] reste ouverte [publique], démocratique et participative, que toute tendance vers la hiérarchie ou la manipulation soit immédiatement exposée et rejetée.


Le FSM de Berkeley

Malgré sa naïveté, ses confusions et son manque de contrôle rigoureux sur ses délégués, le FSM est un bon exemple des tendances spontanées vers l'auto-organisation pratique qui paraissent dans une situation radicale. Une vingtaine de « centraux » se sont formés pour coordiner l'impression, les communiqués de presse, l'assistance judicière, pour se débrouiller de trouver de la nourriture, des haut-parleurs et d'autres provisions nécessaires, ou pour repérer des volontaires qui avaient indiqué leurs compétences et leur disponibilité pour des tâches diverses. Par le moyen des réseaux téléphoniques [= où chacun appelle dix autres, dont chacun doit appeler à son tour dix autres...] il était possible de contacter à bref délai plus de vingt mille étudiants.

Mais au-delà des seules questions d'efficacité pratique, et même au-delà des questions politiques apparentes, les révoltés perçaient toute la façade spectaculaire et goûtaient un peu de la vie réelle, de la communauté réelle. Un des participants a estimé que dans l'espace de quelques mois il a parvenu à connaître, au moins [ne fut-ce] vaguement [comme connaissance qu'on salue], deux ou trois mille personnes -- cela dans une université qui était notoire pour avoir « transformé les gens en chiffres ». Un autre participant a écrit d'une manière émouvante : « Affrontant une institution apparemment destinée à nous frustrer en dépersonnalisant et bloquant la communication, une institution qui manquait de l'humanité, de la grâce et de la sensibilité [@@ responsiveness], nous avons trouvé, flourissant dans nous-mêmes, la présence dont nous protestions au fond l'absence. »*

_____ (*Un des moments les plus puissants était celui où les gens assis autour de la voiture de police ont paré un affrontement potentiellement violent avec une bande de perturbateurs [@@ des confréries d'étudiantes] en gardant le silence total pendant une demi-heure. L'herbe coupée sous leurs pieds, les perturbateurs s'ennuyent et deviennent embarrassés, et ils finissent par se disperser. Ce [Tel] silence collectif a l'avantage de dissoudre les réactions compulsives sur tous les [deux] côtés; mais [étant sans contenu,] il le fait sans le contenu discutable de bien des slogans ou des chansons. (Chanter « Nous vaincrons » [@@] a servi à apaiser les gens dans des situations difficiles, mais au prix de falsifier la réalité en la rendant sentimentale.) )


La meilleure histoire du FSM est The Free Speech Movement de David Lance Goines (Ten Speed Press, 1993).

Une situation radicale doit s'étendre ou [elle va] échouer. Dans certains cas exceptionnels un endroit particulier peut servir de base permanent ou au moins à long terme, comme foyer [siège] pour la coordination ou comme refuge contre la répression. (Sanrizuka -- région rurale près de Tokyo qui était occupée par les agriculteurs locaux dans les années 70 dans la tentative de bloquer la construction d'un nouvel aéroport -- a été défendu avec tant d'acharnement et tant de succès pendant tant d'années qu'il en est venu à être utilisé comme siège central [quartier général] pour des luttes diverses dans tout le pays [partout au Japon].) Mais une location fixe favorise la manipulation, la surveillance et la répression, et le fait d'y être cloué [= obligé d'y rester] pour la défendre empêche la liberté de mouvement. Les situations radicales se caractérisent toujours par beaucoup de circulation : pendant que bien des gens convergent sur les endroits clé pour voir [savoir] ce qui arrive, d'autres se deploient [= à partir de tels endroits] dans tous les sens pour répandre la contestation à d'autres régions.

Une mesure simple mais essentielle dans n'importe quelle action radicale, c'est que les participants communiquent ce qu'ils font réellement, et pourquoi [leurs raisons]. Même s'ils n'ont pas fait grand-chose, telle communication est exemplaire en elle-même : en plus du fait qu'elle répand le jeu à un champ plus large et incite la participation d'autrui [incite d'autrui à se mettre de la partie], elle dépasse la dépendance habituelle vis-à-vis des rumeurs, des informations médiatiques ou des porte-parole non contrôlés.

Cette communication est également un pas essentiel d'auto-clarification. Une proposition d'émettre un communiqué commun présente des choix concrets : Nous voulons communiquer avec qui ? Dans quel but ? Qui s'intéresse à ce projet ? Qui est d'accord avec cette déclaration ? Qui n'est pas d'accord ? Sur quels points ? Tout cela peut mener à une polarisation comme [quand] les gens voient les différentes possibilités de la situation, font le tri de leurs propres vues, et regroupent avec ceux qui pensent comme eux [qui partagent les mêmes opinions] pour poursuivre de projets divers.

Une telle polarisation clarifie la situation pour tout le monde. Chaque tendance reste libre de s'exprimer et de mettre à l'essai ses idées [= en les mettant en pratique], et les résultats peuvent se discerner plus clairement que si des stratégies contradictoires étaient mêlées ensembles dans des compromis où tout est réduit au plus petit dénominateur commun. Quand les gens voient le [se rendent compte du] besoin de se coordiner, ils le feront; en attendant, la prolifération d'individus autonomes est bien plus fructueuse que cette « unité » superficielle et hiérarchique [= ordonnée d'en haut] qui est toujours recommandée vivement par les bureaucrates.

Les grandes foules rendent [Le fait d'être nombreux rend] parfois possible des actions qui seraient imprudentes pour des individus isolés; et certaines actions communes (des grèves ou des boycotts, par exemple) exigent que les gens agissent à l'unisson, ou au moins qu'ils n'aillent pas à l'encontre d'une décision majoritaire. Mais les individus ou les petits groupes peuvent se charger directement de beaucoup d'autres matières. Mieux vaut battre le fer pendant qu'il est chaud que perdre le temps à essayer à réfuter les objections des masses de spectateurs qui restent encore sous l'emprise des manipulateurs.

Les petits groupes sont bien en droit de choisir leurs propres collaborateurs : des projets précis peuvent exiger des capacités précises ou un accord étroit entre les participants. Par contre, une situation radicale ouvre des possibilités plus grandes parmi [chez] un plus large éventail de gens. En simplifiant les questions fondamentales et en tranchant les séparations habituelles, elle rend les masses de gens ordinaires capables de réaliser des tâches qu'ils auraient été incapables de seulement imaginer la semaine d'avant. De toute façon, seules les masses auto-organisées peuvent réaliser de telles tâches, personne d'autre ne peut le faire pour eux [en leur place].

Quel est le rôle des minorités radicales dans une telle situation ? Il est clair qu'elles ne doivent prétendre représenter ou conduire le peuple. Mais [par contre] il est absurde de déclarer, au nom d'éviter la hiérarchie, qu'elles doivent immédiatement « se dissoudre dans les masses » et cesser d'exprimer leurs propres vues ou d'initier leurs propres projets. Elles ne doivent faire moins que les individus ordinaires qui font partie de ces « masses », qui doivent exprimer leurs vues et initier leurs projets ou rien n'arriverait jamais. En pratique, les radicaux qui prétendent craindre de « dire aux gens ce qu'ils doivent faire », ou d' « agir à la place des travailleurs », finissent [généralement] soit par ne rien faire, soit par déguiser leurs répétitions interminables de leur idéologie comme « comptes rendus des discussions entre quelques travailleurs ». [CF. I.S. no. 12, pp. 71-72.]


Les situationnistes en Mai [mai ?] 1968

Les situationnistes et les Enragés avaient une pratique bien plus lucide et plus franche en Mai 1968. Pendant les premiers trois ou quatre jours de l'occupation de la Sorbonne (14-17 mai) ils ont exprimé ouvertement leurs vues [opinions] sur les tâches de l'assemblée et du mouvement général. Par suite de ses expressions, un des Enragés, René Riesel, était élu au premier Comité d'occupation; lui et les autres délégués étaient réélus le lendemain.

Riesel et un des autres (il semble que tous les autres délégués se sont esquivés sans s'aquitter de leurs responsabilités) ont essayé à réaliser les deux mesures qu'il a préconisées, à savoir le maintien de la démocratie totale à la Sorbonne et la dissémination générale des appels pour l'occupation des usines et la formation des conseils ouvriers. Mais quand l'assemblée a maintes fois toléré que son Comité d'occupation soit foulé aux pieds par diverses bureaucraties gauchistes non élues, et quand elles a manqué d'affirmer l'appel pour les conseils ouvriers (refusant ainsi d'encourager les ouvriers à faire ce que cette assemblée faisait déjà à la Sorbonne), les Enragés et les situationnistes ont quitté l'assemblée pour continuer leur agitation de façon indépendante.

Il n'y avait rien de non-démocratique dans ce départ : l'assemblée de la Sorbonne restait toujours libre de faire comme bon elle semblait. Mais quand elle manquait de répondre aux tâches urgentes présentées par la situation et même contredisait ses propres prétentions de démocratie, les situationnistes croyaient qu'elle n'était plus en droit d'être considérée comme un point centraux [une plaque tournante] du mouvement. Leur diagnostic était confirmé par l'écroulement ultérieur de la moindre feinte de démocratie participative à la Sorbonne : après leur départ l'assemblée n'avait plus d'élections et revenait au type gauchiste [à la forme gauchiste typique], à savoir la direction par des bureaucrates auto-désignés, suivis par des masses passives.

Pendant que cela se passait parmi quelques milliers de gens à la Sorbonne, des millions de travailleurs occupaient leurs usines partout dans le pays. (D'où l'absurdité de qualifier Mai 1968 de « mouvement étudiant ».) Les situationnistes, les Enragés et quelques dizaines d'autres révolutionnaires conseillistes ont constitué le Conseil pour le maintien des occupations (C.M.D.O.) dans le but d'encourager ces travailleurs à dépasser [contourner/se passer des] les bureaucrates syndicalistes et à se lier directement pour réaliser les possibilités radicales qui ont été ouvertes par leur action.*

_____ (*Sur Mai 1968 voir Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations de René Viénet et « Le commencement d'une époque » in I.S. no. 12. Je recommande aussi Worker-Student Action Committees, France May '68 de Roger Grégoire et Fredy Perlman. [Black and Red, Michigan, 1969] )

  • * *


L'ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale

« L'indignation vertueuse est un stimulant puissant, mais un régime dangereux. Gardez à l'esprit l'ancien proverbe : ``La colère est mauvaise conseillère. (...) Quand votre sympathie est émue par les souffrances des personnes dont vous ne savez rien sauf qu'elles sont maltraitées, votre indignation généreuse leur attribue toutes sortes de vertues, et toutes sortes de vices à ceux qui les oppriment. Mais la vérité brutale, c'est que les gens maltraités sont pires que les gens bien traités. »

--George Bernard Shaw, Guide de la Femme intelligente en présence du socialisme et du capitalisme [## chaps 37 & 50]


« Nous abolirons les esclaves parce que nous ne pouvons en supporter la vue. » --Nietzsche


Lutter pour la libération n'implique pas qu'on doit applaudir les traits des opprimés. L'injustice ultime de l'oppression sociale, c'est qu'elle a plus des chances d'avilir [empirer] les victimes que de les ennoblir.

Une grande partie de la rhétorique gauchiste traditionnelle découlait des notions dépassées sur les mérites [moraux] du travail [@@ work-ethic] : les bourgeois étaient mauvais parce qu'ils ne faisaient pas du travail productif, tandis que les braves prolétaires méritaient le fruit de leur travail, etc. Comme le travail est devenu toujours moins nécessaire et est dirigé vers de buts toujours plus absurdes, cette perspective a perdu tout son sens (en supposant qu'elle en avait eu jamais). Il ne s'agit pas de glorifier le prolétariat, mais de l'abolir. [CF: Jules César III.ii.75: « Je viens ensevelir César, non le glorifier. »/ Je viens pour inhumer César, non pour l'exalter. »]

La domination de classe n'a pas disparue simplement parce qu'un siècle de démagogie gauchiste a fait [une partie de] la vieille terminologie radicale sembler assez vieux jeu. Le capitalisme moderne, tout en supprimant [graduellement] certains genres de travail col bleu et en jettant des secteurs entiers de la population dans le chômage permanent, a prolétarisé pratiquement tous les autres. Les cols blancs, les techniciens et même les professionels libéraux qui se sont enorgueillis autrefois de leur indépendance (médecins, scientifiques, savants/lettrés) sont de plus en plus soumis à la commercialisation la plus grossière et même à une réglementation qui fait penser à la chaîne de montage dans les usines.

Moins qu' 1% de la population mondiale possède 80% de la terre. Même aux États-Unis, censés être plus égalitaires, la disparité économique est extrême, et le devient toujours plus. Il y a vingt ans le salaire moyen d'un P.-D.G. [= dirigeant le plus haut d'une compagnie] était 35 fois plus grand que celui d'un ouvrier; il est maintenant 120 fois plus grand. Il y a vingt ans le 0,5% [qui était] la [?] plus riche de la population américaine possédaient 14% de la propriété privée; ils [elle?] en possèdent maintenant 30%. Mais tels chiffres ne font pas comprendre l'étendue complète du pouvoir de cette élite. La « richesse » des classes inférieures ou moyennes se consacre presque entièrement à couvrir leurs frais quotidiens, ne laissant que peu ou rien pour des investissements aussi importants pour leur donner du pouvoir social. Un magnat qui ne possède que 5 ou 10 pour cent d'une société commerciale peut néanmoins la contrôler (à cause de l'apathie de la masse de petits actionnaires non organisés), et exerce ainsi autant de pouvoir que s'il la possédait complètement. Et il ne faut que quelques grandes sociétés commerciales (dont les directions [conseils d'administration] se relient entre eux et avec les bureaucraties gouvernementales supérieures) pour acheter, ruiner ou marginaliser les petits concurrents indépendants et dominer effectivement les médias et les politiciens clé.

Le spectacle omniprésent de la prospérité bourgeoise [des classes moyennes] a dissimulé cette réalité, surtout aux États-Unis où, à cause de leur histoire particulière (et malgré la violence de beaucoup de leurs anciennes luttes de classes), les gens sont plus naïvement inconscients des divisions de classes que dans n'importe quelle autre région du monde. La grande diversité des ethnies et la multitude de gradations [échelonnements] intermédiaires complexes ont tamponné et estompé la distinction fondamentale entre le sommet et le bas. Les Américains possèdent tant de marchandises qu'il ne remarquent pas que quelqu'un d'autre possède la société entière. Sauf pour ceux qui sont vraiment en bas, qui sont forcément plus avertis, ils supposent généralement que la pauvreté est la faute des pauvres; que toute personne entreprenante trouvera toujours des chances [= pour réussir]; que si l'on ne peut gagner sa vie dans une région, on peut toujours prendre un nouveau départ ailleurs. Il y a un siècle, quand il était encore possible [et facile] de déménager plus à l'ouest [quand les gens pouvaient toujours simplement déménager plus à l'ouest], cette croyance avait un certain fondement; la persistance des spectacles nostalgiques de la vieille frontière obscurcit le fait que les conditions actuelles sont bien différentes et qu'il n'y a plus de régions nouvelles auxquelles nous pourrions échapper.

Les situationnistes ont parfois employé le terme prolétariat (ou plus précisément, le nouveau prolétariat) dans un sens élargi, pour désigner toute personne « qui n'a aucun pouvoir sur l'emploi de sa vie et qui le sait ». Cet usage n'est peut-être pas très précis, mais il a le mérite de souligner le fait que la société est toujours divisée en classes, et que la division fondamentale est toujours celle entre la petite minorité qui possède et contrôle tout, et la grande majorité qui n'a [que peu ou] rien à échanger que sa [propre] force de travail. Dans certains contextes il pourrait être préférable d'employer d'autres termes, tels que « le peuple »; mais non pas quand cela se ramenerait à mettre dans le même sac les exploiteurs et les exploités.

Il ne s'agit pas de romancer les salariés, qui, comme on pouvait s'y attendre étant donné que le spectacle est dessiné surtout pour les tromper [maintenir dans un état d'illusions], sont souvent parmi les secteurs les plus ignorants et [les plus] réactionnaires de la société. Il ne s'agit pas non plus de marquer des points pour voir qui est le plus opprimé. Il faut contester toutes les formes d'oppression, et tout le monde peut contribuer à cette contestation -- femmes, jeunes, chômeurs, minorités, lumpens, bohèmes, paysans, classes moyennes, voire des renégats de l'élite dirigeante. Mais aucun de ces groupes [catégories] ne peut parvenir à une libération définitive sans abolir la fondation matérielle de toutes ces oppressions : le système de la production marchande et du salariat. Et cette abolition ne peut être réalisé que par l'auto-abolition collective des salariés. Ils sont les seuls qui sont dans une position non pas seulement à faire arrêter le système directement, mais à relancer [le] tout dans une façon fondamentalement différente.*

_____ (*« Les travailleurs ne se limiteront pas à fermer les industries, ils rouvriront, sous la gestion des métiers compétents, celles qui seront nécessaires pour préserver la santé et la paix publiques. Si la grève continue, ils pourraient être conduits à éviter la souffrance publique par la réouverture de toujours plus d'activités. Sous leur propre gestion. Voilà pourquoi nous disons que nous nous mettons en route vers une destination qui n'est connue à personne ! » (Avis à la veille de la grève générale de Seattle en 1919.) Voir Strike ! de Jeremy Brecher (South End, 1972, pp. 101-114). On peut trouver des comptes-rendus plus importants dans deux autres livres qui sont actuellement épuisés : Revolution in Seattle de Harvey O'Connor, et Root and Branch : The Rise of the Workers' Movements. )


Il ne s'agit pas non plus d'accorder des privilèges spéciaux à qui que ce soit. Si les travailleurs dans les secteurs essentiels (alimentation, transports, communications, etc.) parviennent à rejeter leurs chefs capitalistes et syndicalistes et à entamer l'autogestion de leurs propres activités, ils n'auront évidemment aucun intérêt à garder le « privilège » de faire tout le travail; au contraire, ils auront un vive intérêt à inviter tous les autres, qu'ils soient des non-travailleurs ou des travailleurs des secteurs dépassés (judiciaires, militaires, marchands, publicitaires, etc.), à les joindre [= unir à eux pour participer] dans le projet de le réduire et [de le] transformer. Tous les participants partageront les décisions [la gestion]; seront exclus seulement ceux qui restent sur la touche en revendicant des privilèges spéciaux.

Le syndicalisme et le conseillisme traditionnels ont eu une trop grande tendance d'admettre [croire naturelle et éternelle] le division de travail existante, comme si la vie dans une société post-révolutionnaire devrait continuer à tourner autour des travaux (et des lieux de travail) fixes. Cette perspective est de plus en plus dépassée même dans la société actuelle : comme la plupart des gens ont des emplois absurdes et souvent seulement temporaires, avec lesquels ils ne s'identifient aucunement, tandis que bien des autres n'ont pas des emplois salariés, les questions concernant le travail devient seulement un aspect d'une lutte plus générale.

Au début d'un mouvement il peut convenir [= être bon/approprié] que des travailleurs se présentent comme tels (« Nous, les travailleurs de telle entreprise, avons occupé notre usine dans tel but; nous exhortons les travailleurs d'autre secteurs à faire de même »). Cependant, le but ultime n'est pas l'autogestion des entreprises existantes. La gestion des médias par ceux qui arrivent [par hasard] d'y travailler, par exemple, serait presque aussi arbitraire que la gestion actuelle par ceux qui arrivent de les posséder. La gestion par les travailleurs de leurs conditions de travail devra se combiner avec la gestion par la communauté des questions d'une importance générale. Les ménagères et d'autres gens qui travaillent dans des conditions relativement isolées auront besoin de développer leurs propres formes de l'organisation pour leur permettre d'exprimer leur intérêts particuliers. Mais les éventuels conflits d'intérêts entre « producteurs » et « consommateurs » seront vite dépassés quand tout le monde s'engagera directement dans les deux aspects; quand les conseils ouvriers se lieront [s'imbriqueront] avec les conseils de quartier et de ville; et quand les positions de travail fixes dépériront par le [à cause du] dépassement de la plupart des métiers et la réorganisation et la rotation de ceux qui restent (y compris le ménage et l'assistance à l'enfance).

Les situationnistes avaient certainement raison de lutter pour la formation des conseils ouvriers lors des occupations des usines en Mai 1968. Mais il faut constater que ces occupations étaient déclenchées par les actions des jeunes dont la plupart n'étaient pas des ouvriers. Après 1968 les situationnistes avaient tendance de tomber dans une sorte d'ouvriérisme (quoiqu'ils restassent nettement anti-travail [@@]), voyant la prolifération des grèves sauvages comme le principal indicateur des possibilités révolutionnaires, tout en prêtant moins d'attention aux développements sur d'autres terrains. En réalité, il arrive souvent que des ouvriers qui sont à peine radicaux sont forcés de se jeter dans des luttes sauvages par les trahisons flagrantes de leurs syndicats; tandis que d'autres gens résistent le système par d'autres moyens que les grèves (y compris en esquivant autant que possible le salariat en premier lieu [in the first place]). Les situationnistes avaient raison à reconnaître l'autogestion collective et la « subjectivité radicale » individuelle comme aspects complémentaires et également essentiels du projet révolutionnaire. S'ils n'ont pas réussi à réunir complètement ces deux côtés, ils les ont rapprochés bien mieux que les surréalistes, qui ont essayé de lier la révolte culturelle et politique en déclarant simplement leur adhésion à une version ou une autre de l'idéologie bolchévique.*

_____ (*Raoul Vaneigem (qui a écrit par ailleurs une bonne courte histoire critique du surréalisme) a représenté l'expression la plus claire de tous les deux aspects. Son petit livre De la grève sauvage à l'autogestion généralisée est une récapitulation utile d'un bon nombre de tactiques de base qui peuvent être employées pendant les grèves sauvages et d'autres situations radicales, ainsi que des possibilités diverses de l'organisation sociale après une révolution. Malheureusement il y a aussi beaucoup du [genre de] délayage qu'on trouve dans tous les écrits de Vaneigem depuis son départ de l'I.S. Parmi autres choses, ce livre prête aux luttes ouvrières un contenu vaneigemiste qui n'est ni justifié ni nécessaire. [@@ Donner un exemple ?] La subjectivité radicale a été figée dans une idéologie hédoniste réitérée d'une façon ennuyeuse dans ses livres ultérieurs (Le Livre des plaisirs, etc.), qui ont l'allure de parodies « barbe à papa » des idées dont il a traité d'une manière si tranchante dans ses anciens oeuvres. )


Grèves sauvages et sur le tas

Les grèves sauvages présentent certes des possibilités intéressantes, surtout si les grévistes occupent leur lieu de travail. L'occupation ne leur donne pas seulement plus de sécurité (elle empêche des lock-outs et des jaunes, et les machines et les produits servent d'otages contre la répression), elle réunit tout les travailleurs, ce qui garantit effectivement l'autogestion collective de la lutte et suggère même la notion de l'autogestion de la société entière.

Une fois que le fonctionnement habituel s'arrête, l'ambiance se transforme [tout revêt une ambiance différente]. Un lieu de travail terne peut se transformer en un espace presque sacré qu'on [= les grévistes] protège ardemment contre l'intrusion profane des patrons ou de la police. Un observateur de la grève sur le tas de 1937 à Flint dans le Michigan, a décrit les grévistes comme « des enfants jouant un jeu nouveau et fascinant; ils ont fait un palais de ce qui a été leur prison » (Sit-Down : The General Motors Strike of 1936-1937 de Sidney Fine). Bien que le but de cette grève fût simplement de gagner le droit de former leur propre syndicat, son organisation était quasiment conseilliste. Pendant les six semaines qu'ils ont habité leur usine (en transformant des sièges de voiture en lits et les voitures en armoires) une assemblée générale de tous les 1200 ouvriers s'est réuni deux fois par jour pour déterminer des politiques [règles/mesures] concernant l'alimentation, le nettoyage, les renseignements, l'éducation, les griefs, la communication, la sécurité, la défense, le sport et les divertissements, et pour élire des comités responsables et fréquemment rotationnés [de rotation fréquente] pour exécuter ces politiques. Il y avait même un « comité de rumeurs » qui s'occupait de neutraliser la désinformation en suivant à sa source la trace de toute rumeur pour vérifier sa justesse. À l'extérieur de l'usine les femmes des grévistes s'occupaient de la nourriture et de l'organisation des piquets, de la publicité et des liaisons avec les travailleurs dans d'autres villes. Les plus audacieuses ont constitué une Brigade d'urgence [de femmes] qui comptait former un tampon au cas d'une attaque de la police sur l'usine. « Si les gendarmes veulent tirer, ils seront forcés de tirer [d'abord] sur nous. »

Malheureusement, bien que les travailleurs occupent toujours des positions clé dans certains domaines essentiels (services publics, communications, transports), les travailleurs dans bien des autres secteurs ont moins de prise [= influence/puissance] que d'autrefois. Les [compagnies] multinationales ont généralement des réserves [stocks] importantes et elles peuvent facilement patienter ou [au besoin] transférer leurs opérations aux autres pays, tandis qu'il est difficile pour les travailleurs de tenir bon sans leurs salaires. Loin de menacer rien d'essentiel, bien des grèves actuelles ne sont que des supplications pour l'ajournement de la fermature des industries dépassées qui perdent de l'argent. Donc, bien que la grève reste la tactique ouvrière la plus fondamentale, les travailleurs doivent aussi inventer d'autres formes de luttes [ouvrières/pendant le travail] et trouver des moyens pour [se] relier aux luttes sur d'autres terrains.


Grèves de consommateurs

Tout comme les grèves ouvrières, les grèves de consommateurs [de consommation] (à savoir les boycotts) dépendent sur leur prise sur les propriétaires et sur leur soutien populaire. Il y a tant de boycotts pour tant de causes que, [mis] à part quelques-uns qui se basent sur une question morale qui est très claire, la plupart échouent. Comme se voit si souvent dans les luttes sociales, les boycotts les plus fructueux sont ceux où les gens luttent directement pour eux-mêmes, tels que les premiers boycotts pour les droits civils dans le sud des États-Unis, ou les mouvements d' « auto-réduction » en Italie et ailleurs où des communautés entières se sont décidées de ne payer qu'un pourcentage convenu des tarifs des transports ou des services publics. Une grève de loyer est une action particulièrement simple et puissante, mais il est difficile à parvenir à l'unité nécessaire pour la déclencher sauf parmi ceux qui n'ont rien à perdre; ce qui explique pourquoi les défis les plus exemplaires au fétiche de la propriété privée sont [jusqu'à maintenant] le fait des squatters sans abri.

Une autre tactique [intéressante] pourrait être considérée comme une sorte de « contre-boycottage », puisqu'il s'agit de soutenir collectivement [les gens se joignent pour soutenir] une institution populaire qui est menacée. [Le fait de] Faire une collecte de fonds [= en montant des évènements de bienfaisance, etc.] pour soutenir une école, une bibliothèque ou une institution alternative [locales] est ordinairement assez banal, mais de tels mouvements engendrent parfois un débat public salutaire. En 1974 des journalistes en grève ont pris possession d'un grand journal de la Corée de Sud et se sont mis à publier des révélations des mensonges et de la répression gouvernementaux. Pour essayer de ruiner le journal sans être obligé de le supprimer ouvertement, le gouvernement a fait pression sur toutes les compagnies pour qu'elles en enlèvent toutes leurs publicités. Le public a répondu en achetant des milliers d'annonces individuelles, utilisant leur espace pour des déclarations personnelles, des poèmes, des citations de Thomas Paine, etc. Bientôt cette « Tribune pour le soutien de la liberté de parole » a remplis plusieurs pages de chaque numéro et le tirage est sensiblement augmenté avant que le journal fût finalement supprimé.

Mais les luttes consommatrices [de consommateurs] sont limitées par le fait que les consommateurs se trouvent au côté récepteur du cycle économique : ils peuvent exercent une certaine [quantité de] pression par des protestations, des boycotts ou des émeutes, mais ils ne contrôlent pas les mécanismes de production. Dans l'incident coréen [précité], par exemple, la participation publique n'était rendu possible que par la prise du journal par les travailleurs.

Une forme de lutte ouvrière qui est particulièrement intéressante et exemplaire est ce qui est parfois appelé une grève sociale ou une grève de gratuité, dans laquelle les gens continuent leur travail mais dans des façons qui préfigurent un ordre social libre : des ouvriers distribuant gratuitement les biens qu'ils ont produits; des vendeurs faisant payer [au clients] moins que le prix correct; des ouvriers de transport laissant tout le monde aller sans payer. En février 1981 11.000 téléphonistes ont occupé leur centraux partout dans la Colombie britannique et se sont acquittés gratuitement de tous les services pendant six jours, avant d'être dupés à cesser l'occupation par des manoeuvres de leur syndicat. En plus d'avoir gagné plusieurs de leurs demandes, ils semblent avoir eu un temps merveilleux.* On peux imaginer des moyens pour aller plus loin et devenir plus sélectif, en bloquant, par exemple, les appels commerciaux ou gouvernementaux tout en laissant passer gratuitement les appels personnels. Les ouvriers postaux pourraient faire de même avec le courrier; les ouvriers de transport pourraient continuer à transporter les biens nécessaires, tout en refusant de transporter des gendarmes ou des soldats...

_____ (*« [Le] deuxième jour. Je suis fatiguée, mais la multitude de sensations positives qui passent partout ici vainc toute fatigue. (...) Qui oubliera jamais l'expression sur les visages des cadres quand nous les avons dit que nous avions pris le contrôle, et qu'on n'avait plus besoin de leurs services ? (...) Tout continue normalement [comme normal] sauf que nous ne faisons pas payer les notes [factures]. (...) Nous nous lions d'amitié avec les travailleurs d'autres sections [téléphoniques]. Les mecs d'en bas viennent pour apprendre nos tâches et pour nous aider. (...) Nous volons [Nous sommes tous dans un état d'euphorie], marchant à la pure adrénaline. On dirait que la sacré chose était à nous. (...) Les panneaux sur la porte d'entrée disent : TÉLÉPHONISTES COOPÉRATIFS. CHANGEMENT DE DIRECTION -- INTERDIT AUX DIRECTEURS. » (Rosa Collette, Open Road, Vancouver, printemps 1981.) )


Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968

Mais ce genre de grève n'aurait aucun sens pour cette grande majorité des travailleurs dont le travail ne serve aucun but rationnel. (La meilleure possibilité pour tels travailleurs c'est de dénoncer publiquement l'absurdité de leur propre travail, comme l'ont fait joliment quelques publicitaires en Mai 1968.) [CF. Viénet pp. 309-310] D'ailleurs, même le travail utile est souvent si parcelisé que les groupes de travailleurs isolés ne peuvent réaliser [par eux-mêmes] que peu de changements. Et même la petite minorité qui se trouve par hasard dans la production des produits achevés et vendables (comme était le cas avec les ouvriers qui en 1973 ont pris possession de la compagnie Lip en faillite pour la faire marcher pour eux-mêmes) reste généralement dépendante des réseaux de finance et de distribution commerciaux. Dans les cas exceptionnels où tels ouvriers parviennent à réussir [malgré tout cela], ils ne deviennent qu'une compagnie capitaliste de plus; mais le plus souvent leurs innovations autogestionnaires ne finissent que par rationaliser l'opération au profit des propriétaires. Un « Strasbourg des usines » peut arriver si des ouvriers se trouvant dans une situation à la Lip utilisent les moyens [facilités/équipements] et la publicité qu'elle leur donne pour aller plus loin que les ouvriers de Lip (qui ne luttaient que pour sauver leur travail) en appelant à tous les autres à les joindre dans le projet du dépassement de tout le système de la production marchande et du salariat. Mais cela est peu probable avant qu'il n'y ait un mouvement aussi répandu pour agrandir les perspectives des gens et [pour] contrebalancer les risques -- comme en Mai 1968, quand la plupart des usines étaient occupées :

Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée générale s'était constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d'exécution, chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un très grand nombre d'entreprises aurait suivit la voie ainsi découverte. Immédiatement, cette usine eût pu se substituer à l'incertaine et, à tous égards, excentrique Sorbonne des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement des occupations : de véritables délégués des nombreux conseils existant déjà virtuellement dans certain bâtiments occupés, et de tous ceux qui auraient pu s'imposer dans toutes les branches de l'industrie, se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assemblée eût pu alors proclamer l'expropriation de tout le capital, y compris étatique; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désormais la propriété collective du prolétariat organisé en démocratie directe; et en appeler directement -- par exemple, en saisissant enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications -- aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution. Certains diront qu'une telle hypothèse est utopique. Nous répondrons : c'est justement parce que le mouvement des occupations a été objectivement, à plusieurs instants, à une heure d'un tel résultat, qu'il a répandu une telle épouvante, lisible par tous sur le moment dans l'impuissance de l'État et l'affolement du parti dit communiste, et depuis dans la conspiration du silence qui est faite sur sa gravité. (I.S. no. 12) [p. 12]

Ce qui a empêché cela c'était surtout les syndicats, notamment la C.G.T., dominée par le Parti communiste. Inspirés par la jeunesse révolté qui a combattu la police dans la rue et [a] occupé la Sorbonne et d'autres bâtiments publics, dix million d'ouvriers [de travailleurs] passent au-delà des objections de leurs syndicats et occupent presque toutes les usines et bien des bureaux du pays, lançant ainsi la première grève générale sauvage de l'histoire. Mais la plupart de ces ouvriers, n'ayant pas une notion assez claire de que faire ensuite, permettent la bureaucratie syndicale à s'insinuer dans le mouvement qu'elle a cherché à empêcher. Les bureaucrates font tout leur possible pour freiner et fragmenter le mouvement : appelant pour des grèves brèves et symboliques; formant des organisations « de base » dont tous les effectifs étaient des fidèles militants du Parti; saisissant le contrôle des systèmes des hauts-parleurs; truquant des élections en faveur d'un retour au travail; et surtout (sous le prétexte de « se protéger contre des provocateurs extérieurs »), barrant les portes des usines pour que les ouvriers restent isolés les uns des autres ainsi que [isolés] des autres insurgés. Les syndicats se mettent alors en pourparlers avec les patrons et le gouvernement pour obtenir des augmentations de salaires et de congés payés. [= Accords de Grenelle] Ce pot-de-vin est rejeté énergiquement par une grande majorité des ouvriers, qui ont le sens, ne fût-il que vague/confus, qu'un changement plus radical est à l'ordre du jour. Au début de juin la présentation par de Gaulle de l'alternative entre des nouvelles élections ou la guerre civile réussit finalement à intimider bien des ouvriers à reprendre [pour qu'ils reprennent] le travail. Il y a de nombreux ouvriers qui refusent cette intimidation, mais l'isolation entre eux permet aux syndicats de dire séparément à chaque groupe que tous les autres ont repris le travail, de sorte que, se croyant seuls, ils abandonnent la lutte.

  • * *


Méthodes de confusion et de récupération

Comme en Mai 1968, quand les pays développés sont menacés d'une situation radicale, ils comptent habituellement sur la confusion, les concessions, les couvre-feux, les distractions la désinformation, la fragmentation, la préemption, l'ajournement et d'autres méthodes pour [de ?] détourner, diviser ou récupérer l'opposition, ne recourant à la répression physique ouverte qu'en dernier ressort. Ces méthodes, allant des subtiles aux risibles*, sont tellement nombreuses qu'il serait impossible d'en mentionner ici que quelques-unes. _____ (*« Une compagnie sud-africaine vend un véhicule qui joue [passe/émet] la musique disco par haut-parleur pour calmer les nerfs des émeutiers. Le véhicule, déjà acheté par une nation noire que la compagnie n'a pas identifiée, contient également une grande lance à eau et du gaz lacrymogène. » (A.P., 23 septembre 1979.) [A.P. = Associated Press] )


Une méthode commune pour confondre les questions est de déformer l'alignement des forces apparentes en projetant des positions diverses sur un schéma linéaire, gauche contre droite, ce qui impliquerait que si vous êtes opposé à un côté vous devez être en faveur de l'autre. Le spectacle du communisme contre le capitalisme a fait l'affaire pendant plus d'un demi-siècle. Depuis l'écroulement récent de cette farce, la tendance est plutôt de déclarer [l'existence d'] un consensus mondial centriste et pragmatique, par rapport auquel toute opposition est mise dans le même sac que des « extrémismes » fanatiques [@@ forcenés/cinglés/dingues] (fascisme ou fanatisme religieux à la droite, terrorisme ou « anarchie » à la gauche).

J'ai déjà discuté [au-dessus] une des façons de « diviser pour régner », à savoir, encourager les exploités à se fragmenter dans une multitude d'identités [de groupe] étroites, qui peuvent être manipulées à diriger leurs énergies dans des luttes entre elles. Inversement, des classes opposées peuvent être réunies par l'hystérie patriotique et d'autres moyens. Les fronts populaires, les front unis et d'autres coalitions semblables servent à obscurcir les conflits [d'intérêts] fondamentaux au nom d'une opposition commune à un ennemi commun (bourgeoisie + prolétariat contre un régime réactionnaire; couches militaires-bureaucratiques + paysans contre la domination étrangère). Dans telles coalitions le groupe supérieur a généralement les ressources matérielles et idéologiques pour maintenir son contrôle sur le groupe inférieur, qui est dupé à remettre à trop tard l'action auto-organisée pour lui-même. Lorsqu'on a remporté le victoire sur l'ennemi commun, le groupe supérieur a [déjà] eu le temps à consolider son pouvoir (souvent dans une nouvelle alliance avec des éléments de l'ennemi vaincu) pour écraser les éléments radicaux du groupe inférieur.

Tout vestige de hiérarchie dans un mouvement radical sera utilisé à le diviser et le saper. S'il n'y pas de chefs récupérables, le système peut en créer quelques-uns par l'étalage spectaculaire intensif. On peut [marchander et] négocier avec les chefs, et les rendre responsables des [pour les] gens qui les suivent; une fois qu'ils sont récupérés, ils peuvent établir des chaînes de commandement semblables au-dessous d'eux, ce qui permet aux dirigeants de maîtriser une multitude de gens sans avoir à s'en y prendre avec tous ouvertement et simultanément.

La récupération des leaders ne serve pas seulement à les séparer du peuple, elle divise aussi le peuple parmi eux : certains voyant la récupération comme un victoire, d'autres la dénonçant comme une trahison, d'autres encore hésitant. Comme l'attention tourne des actions participatrices au spectacle des chefs-célébrités éloignés qui débattent des questions éloignées, la plupart des gens s'y ennuyent et deviennent désillusionnés. Sentant que la situation n'est plus entre leurs mains (peut-être même soulagés du fait que d'autres s'en occupent), ils reviennent à leur ancienne passivité [passivité antérieure].

Une autre méthode pour décourager la participation populaire, c'est de souligner des problèmes qui semblent exiger des compétences spécialisées. Un exemple classique est le stratagème de certains dirigeants militaires allemands en 1918, au moment où les conseils ouvriers et de soldats, qui sont [ap]parus à la suite de l'écroulement allemand à la fin de la Première Guerre mondiale, avaient potentiellement le pays entre leurs mains.*

_____ (*« Le soir du 10 novembre, quand l'état-major était encore à Spa, un groupe de sept soldats se présente au quartier général. Ils sont le « comité exécutif » du Conseil de tous les soldats auprès du quartier général. Leurs revendications ne sont pas complètement claires, mais ils attendent évidemment à jouer quelque rôle dans le commandement de l'armée pendant sa retraite. Au minimum ils veulent le droit de contresigner les ordres du haut commandement pour assurer que l'armée ne soit utilisée pour aucun but contre-révolutionnaire. Les sept soldats sont reçus courtoisement par un lieutenant-colonel Wilhelm von Faupel, qui a été soigneusement préparé pour l'occasion. (...) Faupel conduit les délégués dans la salle des cartes du quartier général. Tout est exposé sur une grande carte murale [qui occupe tout un mur] : le complexe énorme de routes, chemins de fer, ponts, gares de triage, pipelines, postes de commandement et dépôts d'approvisionnement -- entrelacement de lignes rouges, vertes, bleues, noires convergeant dans des embouteillages aux principaux [cruciaux] ponts du Rhin. (...) Faupel se [re]tourne vers eux. L'état-major, dit-il, n'a aucune objection aux conseils de soldats; mais il demande à ses interlocuteurs s'ils se sentent bien compétents de diriger l'évacuation générale de l'armée allemande à travers ces lignes de communication. (...) Les soldats, déconcertés, regardent avec inquiétude la carte immense. L'un d'eux admet que cela n'était pas ce qu'ils avaient dans l'idée, et que « ces affaires-là peuvent bien être laissées aux officiers ». Ils finissent par presque supplier les officiers de maintenir le commandement. (...) Chaque fois qu'une délégation d'un conseil de soldats se présentait au quartier général, le lieutenant-colonel Faupel était rappelé pour [re]jouer la même comédie. Elle remportait toujours le même succès. » (Richard Watt, The Kings Depart : Versailles and the German Revolution.) [pp. 205¬206] )


[CF: « Le 10 novembre au matin, un groupe de sept membres se présente à Spa : ce sont les délégués de tous les Conseils de soldats de l'armée auprès du commandement suprême. Le lieutenant-colonel Faupel, qui les reçoit, les conduit devant une grande carte murale où sont figurés les deux millions de soldats stationnés à l'ouest du Rhin. (...) Il leur montre des réseaux de voies ferrées, des plans de gares, d'embranchements, de régulatrices; des statistiques de matériel roulant, de wagons, de locomotives. Puis il leur montre les quelques ponts du Rhin (...) par où cette formidable masse d'hommes doit passer. (...) Les délégués des Conseils sont-ils prêts à assumer la reponsabilité d'un tel désastre ? (...) Les délégués restent muets devant les cartes où s'entrelacent des lignes rouges, vertes, bleues, noires. (...) L'un d'eux déclare ``qu'il ne s'agit pas de ces affaires-là, que l'on pourrait à la rigueur abandonner aux officiers.... » [Benoist-Méchin, Histoire de l'armée allemande, vol. 1, pp. 40-41. Ce passage est évidemment la source de la description dans le livre de Watt. CF. aussi le résumé dans Semprun, Dialogues sur l'achèvement des temps modernes, p. 49.]


Le terrorisme renforce l'État

Le terrorisme a souvent servi à briser l'élan des situations radicales. Il abasourdit les gens, les retransforme en spectateurs qui suivent anxieusement les dernières nouvelles et les dernières conjectures. Loin d'affaiblir l'État, le terrorisme semble confirmer le besoin de le renforcer. Si des spectacles terroristes ne paraissent pas spontanément quand il en a besoin, il arrive parfois que l'État les produit lui-même au moyen des provocateurs. (Voir Du terrorisme et de l'État de Gianfranco Sanguinetti et la dernière moitié de la Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle » de Debord.)

Un mouvement populaire ne peut empêcher des individus d'effectuer des actions terroristes ou d'autres actions irréfléchies/malavisées, qui peuvent le dérouter et le détruire aussi bien que si elles étaient le fait d'un provocateur. La seule solution est de créer un mouvement qui tient si immanquablement à des tactiques franches et non-manipulatrices que tout le monde reconnaîtra des étourderies individuelles ou des provocations policières pour ce qu'elles sont.

Une révolution antihiérarchique ne peut être qu'une « conspiration ouverte ». Évidemment il y a des choses qui exigent le secret, surtout sous les régimes les plus répressifs. Mais même dans tels cas les moyens ne doivent être incompatibles avec le but ultime, à savoir le dépassement de tout pouvoir séparé par la participation consciente de tous. Le secret [La tactique du secret] a souvent le résultat absurde que la police est seule à savoir ce qui arrive réellement, et est ainsi en position d'infiltrer et de manipuler un groupe radical sans être reconnue par [sans la connaissance de] personne d'autre. La meilleure défense contre l'infiltration est d'assurer qu'il n'y a rien d'important à infiltrer, c'est-à-dire qu'aucune organisation radicale possède un [du] pouvoir séparé. La meilleure sécurité vient des [grands] nombres : quand des milliers de gens s'engagent ouvertement, peu importe s'il y a quelques espions parmi eux.

Même dans les actions des petits groupes, la sécurité vient souvent du maximum de publicité. Pendant la préparation du scandale de Strasbourg, certains des participants ont hésité devant la distribution brutale de la brochure situationniste et voulaient adoucir les critiques [et les actions connexes]. Mustapha Khayati (délégué de l'I.S. et principal auteur de la brochure) leur a montré que la démarche la moins dangereuse ne serait pas d'éviter à offenser trop les autorités -- comme si elles seraient reconnaissantes de n'être insultées que dans une manière modérée et hésitante ! -- mais de perpétrer un scandale avec une telle publicité qu'elles n'oseraient pas user de reprèsailles.

[CF. « plusieurs avaient soudainement hésité devant la distribution brutale du texte dans la cérémonie de la rentrée de l'Université. Khayati avait dû montrer aux personnes concernées qu'on ne doit pas essayer de faire les scandales à moitié, ni espérer au milieu d'un acte de ce genre que l'on pourrait être moins compromis, quand on a déjà choisi de l'être, en n'étendant pas trop loin la résonnance du coup -- et qu'au contraire le succès d'un scandale est la seule sauvegarde relative de ceux qui l'ont sciemment déclenché » (I.S. no. 11, p. 26).]

  • * *


La lutte finale

Revenons aux occupations des usines en Mai 1968. À supposer que les ouvriers français eussent rejeté les manoeuvres bureaucratiques et établi un réseau conseilliste partout dans le pays. Quoi alors ?

Naturellement, dans cette perspective, la guerre civile était inévitable. (...) la contre-révolution armée eût été déclenchée sûrement aussitôt. Mais elle n'était pas sûre de gagner. Une partie des troupes se serait évidemment mutinée : les ouvriers auraient su trouver des armes, et n'auraient certainement plus construit des barricades -- bonne sans doute comme forme d'expression politique au début du mouvement, mais évidemment dérisoire stratégiquement (...). L'invasion étrangère eût suivi fatalement, (...) sans doute à partir des forces de l'O.T.A.N., mais avec l'appui indirect ou direct du « Pacte de Varsovie ». Mais alors, tout aurait été sur-le-champ rejoué à quitte ou double devant le prolétariat d'Europe. (I.S. no. 12) [pp. 12-13.]

Grosso modo, l'importance [significance = ce qui importe (il ne s'agit pas de grandeur)] de la lutte armée est inversement proportionnelle au niveau du développement économique. Dans les pays les moins développés les luttes sociales tend à se réduire à des luttes militaires, parce que sans armes il y a peu de choses que les masses appauvries peuvent faire qui ne nuiraient plus à eux-mêmes qu'aux dirigeants, surtout quand leur autarcie traditionnelle a été détruite par une économie monoculturelle adaptée à l'exportation. (Même si elles gagnent militairement, elles peuvent généralement être écrasées par l'intervention étrangère ou contraintes à se soumettre à l'économie mondiale, à moins que d'autres révolutions parallèles n'ouvrent des fronts nouveaux.)

Dans les pays plus développés la force armée importe moins, bien qu'elle puisse être un facteur important à certains moments cruciaux. Il est possible, quoique pas très efficace, de forcer les gens à faire du travail manuel simple sous la menace des armes. Mais cela n'est pas possible quand il s'agit des gens qui travaillent avec du papier ou des ordinateurs dans une société industrielle complexe -- il y a trop d'occasions pour des « erreurs » gênantes qui ne laissent pas de trace. Le capitalisme moderne exigent de ses travailleurs une certaine mesure de coopération et même de participation sémi-créative. Aucune grande entreprise pourrait fonctionner pendant [même] un [seul] jour sans l'auto-organisation spontanée des travailleurs, qui doivent constamment réagir à des problèmes imprévus, compenser les erreurs de la direction, etc. Si les ouvriers entreprennent une grève du zèle où ils ne font rien que de suivre strictement les règlements officiels, l'opération sera ralentie ou même arrêtée [complètement] (ce qui met la direction, qui ne peut désapprouver ouvertement cette rigueur exemplaire, dans la position drôlement embarrassante d'avoir laisser entendre aux ouvriers qu'ils doivent se remettre au travail sans être tout aussi rigoureux). Le système ne survie que parce que la plupart des ouvriers sont relativement apathiques et, pour ne pas se créer des ennuis, ils coopèrent assez pour que les choses continuent à marcher. [@@]

Les révoltes isolées peuvent être réprimées une par une; mais si un mouvement se répand avec une vitesse suffisante, comme en Mai 1968, quelques centaines de milliers de soldats ou gendarmes ne peuvent rien faire devant dix millions d'ouvriers en grève. Un tel mouvement ne peut être détruit que de l'intérieur. Si le peuple ne sait pas ce qu'il faut faire, des armes ne peut guère l'aider; s'il le sait bien, des armes ne peut guère l'arrêter. [CF. La réalisation et la suppression de la religion, pp. 16-17]

Ce n'est qu'à certains moments que les gens se trouvent assez « ensemble » (physiquement et moralement) [@@jeu de mots = à la fois être ensemble ET s'organiser] pour révolter avec succès. Les dirigeants les plus avertis savent qu'ils seront sauvés s'ils peuvent seulement disperser telles menaces avant qu'elles ne développent trop d'élan [de dynamisme/de vitesse acquise] et de conscience [d'elles-mêmes], qu'ils le fassent par la répression physique directe ou par les divers genres de diversion que j'ai discuté au-dessus. Peu importe si les gens découvrent plus tard qu'on les a roulés, qu'ils avaient la victoire entre leurs mains si seulement ils l'avaient reconnu : une fois passée l'occasion, c'est trop tard.

Les situations ordinaires sont pleines de confusions, mais les questions sont généralement sans urgence. Dans les situations radicales, les choses sont à la fois simplifiées et accélérées : les questions deviennent plus claires, mais il y a moins de temps pour les résoudre.

Le cas extrême [limite] est dramatisé dans une scène fameuse du Cuirassé Potemkin d'Eisenstein. Des marins mutinés, les têtes recouvertes d'une bâche, sont alignés pour être fusillés. Des gardes [fusiliers] visent. [Juste] Au moment où on leur donne l'ordre de tirer, un des marins crie à haute voix : « Frères ! Sur qui tires-tu ? » [Sur qui allez-vous tirer ? Sur vos frères ?] Les gardes vacillent. On leur donne encore l'ordre de tirer. Après une hésitation pleine de suspense, les marins de la garde remirent l'arme au pied. Ils aident les autres marins à prendre le dépôt d'armes, ils se retournent [ensemble] contre les officiers, et la bataille est vite gagnée.

[CF descriptions de la scène dans des livres françaises: « La garde a mis en joue sur le prélart... La bâche recouvre les condamnés. Fusiliers, officiers, sont au garde-à-vous. L'ordre de tirer viendra-t-il?... Les fusils tressaillirent...]

Il est à noter que même dans cette épreuve de force, le résultat dépend plus de la conscience que du pure puissance brutale : dès que les gardes passent au côté des marins, le combat est effectivement fini. (Le reste de la scène -- une lutte prolongée entre un officier-traître et un héros révolutionnaire martyrisé -- n'est qu'un mélodrame.) Par contraste à la guerre, où il s'agit d'une opposition consciente entre deux côtés distincts, « la lutte de classes n'est pas seulement une lutte [bataille] contre l'ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur sa conscience de classe » (Lukács, Histoire et conscience de classe). [éd. Arguments, p. 107] La révolution moderne a la qualité singulière que la majorité exploitée gagne automatiquement dès qu'elle se rend compte collectivement du jeu qu'elle joue. L'adversaire du prolétariat n'est en définitive que le produit de sa propre activité aliénée, qu'il soit dans la forme économique du capital, [dans] la forme politique des bureaucraties syndicales ou de parti, ou bien [dans] la forme psychologique du conditionnement spectaculaire. Les dirigeants constituent une minorité si minuscule qu'ils seraient immédiatement engloutis s'ils n'avaient pas réussi à embobiner une grande partie de la population à s'identifier avec eux, ou au moins à croire à l'inévitabilité de leur système; et surtout à se diviser [entre eux] les uns contre les autres.

La bâche, qui déshumanise les mutins pour faire plus facile aux gardes de les fusiller, symbolise cette tactique de diviser pour régner. Le cri [de] « Frères !... » représente la contre-mesure [contre-tactique] de fraternisation.

Bien que la fraternisation démente les mensonges sur ce qui arrive ailleurs, sa force [son efficacité] la plus grande vient probablement de l'effet émotif de la rencontre humaine directe, qui rappelle aux soldats que les insurgés sont des gens pas essentiellement différents qu'eux. L'État tente naturellement d'empêcher tel contact, en envoyant des troupes d'autres régions qui connaissent mal ce qui est arrivé et qui, si possible, ne parlent même pas la même langue; et en les remplaçant vite s'ils deviennent quand même trop contaminés par les idées rebelles. (Quelques-unes des troupes russes envoyées à écraser la révolution hongroise de 1956 ont été informées qu'ils étaient en Allemagne et que les gens que les affrontaient dans la rue étaient des nazis renaissants !)

Afin de découvrir et d'éliminer les éléments les plus radicaux, il arrive parfois qu'un gouvernement provoque délibérément une situation qui menera [sera] à un prétexte pour la répression violente. Cependant c'est un jeu dangereux parce que, comme [on peut le voir] dans l'incident du [Cuirassé] Potemkine, forcer une décision peut provoquer les forces armées à passer au côté du peuple. Du point de vue des dirigeants, la stratégie optimum est [celle] de brandir tout juste assez d'une menace qu'ils n'auront pas besoin de risquer la lutte finale [ouverte]. Cela a fait l'affaire en Pologne en 1980-1981. Les bureaucrates russes savaient que d'invahir la Pologne risquerait d'amener leur propre ruine; mais en laissant entendre continuellement la menace d'une telle invasion, ils ont réussi à intimider les ouvriers polonais, qui auraient pu facilement renverser l'État, à tolérer [pour qu'ils tolèrent] le maintien des forces militaires-bureaucratiques en Pologne; de sorte que ces dernières ont pu finalement réprimer le mouvement sans avoir à [être obligés de] faire venir les Russes.

  • * *


L'internationalisme

« Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau. » Un mouvement révolutionnaire ne peut obtenir une victoire locale et attendre alors à coexister paisiblement avec le système jusqu'à ce qu'il soit prêt à tâcher d'obtenir un peu plus. Tous les pouvoirs existants mettront de côté [écarteront temporairement] leurs différends pour détruire tout mouvement populaire réellement radical avant qu'il ne puisse se répandre. S'ils ne peuvent l'écraser militairement, ils l'étoufferont économiquement (les économies nationales sont désormais si interdépendantes [mondialement] qu'aucun pays serait inaccessible à telle pression). Le seul moyen de défendre la révolution, c'est de l'étendre, qualitativement et géographiquement à la fois. La seule garantie contre la réaction intérieure est la libération la plus radicale de tous les aspects de la vie. La seule garantie contre l'intervention de l'extérieur est l'internationalisation la plus rapide de la lutte.

L'expression la plus profonde de la solidarité internationaliste est évidemment de faire une révolution parallèle dans son propre pays (1848, 1917-1920, 1968). À moins de cela, la tâche la plus urgente est d'empêcher toute intervention contre-révolutionnaire de son propre pays, comme l'ont fait les ouvriers britanniques en faisant pression sur leur gouvernement pour qu'il ne soutienne pas les États esclavagistes pendant la guerre de Sécession américaine (bien que cela leur entraînasse une augmentation de chômage à cause du manque de coton d'importation); ou les ouvriers occidentaux qui se sont mis en grève ou en mutinerie [?] contre les tentatives de leurs gouvernements à soutenir les forces réactionnaires pendant la guerre civile à la suite de la révolution russe; ou les gens en Europe et aux États-Unis qui se sont opposés à la répression par leurs pays des révoltes anticolonialistes.

Malheureusement, même tels efforts défensifs minimaux sont rares. Et le soutien internationaliste positif est même plus difficile. Tant [Aussi longtemps] que les dirigeants continuent de tenir en main les pays les plus puissants, le renforcement personnel direct [= par ex. les brigades internationales en 1936] est compliqué et limité. Les armes et d'autres provisionnements peuvent être interceptés. Parfois même les communications ne parviennent pas avant qu'il soit trop tard.

Une chose qui ne manque jamais de parvenir est un avis qu'un groupe renonce son pouvoir ou ses prétentions [droits] sur un autre. Une des bases de la révolte fasciste de 1936 en Espagne, par exemple, était le Maroc [espagnol]. Beaucoup des troupes de Franco étaient marocaines et les forces antifascistes auraient pu exploiter ce fait en déclarant l'indépendance du Maroc, ce qui aurait encouragé une révolte à l'arrière de Franco et divisé ses forces. La propagation probable d'une telle révolte à d'autre pays arabes aurait en même temps détourné les forces de Mussolini (qui appuyaient Franco) à la défense du territoire [des possessions] italienne en Afrique du nord. Mais les dirigeants du gouvernement du Front populaire espagnol ont rejeté cette idée de peur qu'un tel encouragement de l'anticolonialisme alarme la France et l'Angleterre, dont ils espéraient recevoir de l'aide. Inutile de dire que cette aide n'est jamais venu de toute façon.*

_____ (*Si l'on avait posé cette question ouvertement aux ouvriers espagnols (qui avaient déjà outrepassé le gouvernement du Front populaire vacillant en saisissant des armes et résistant le coup fasciste par eux-mêmes, et avaient dans ce processus lancé la révolution), ils se seraient probablement accordés pour octroyer l'indépendance marocaine. Mais une fois qu'ils se sont laissés influencer par des chefs politiques -- y compris même plusieurs chefs anarchistes -- à tolérer ce gouvernement au nom de l'unité antifasciste, on a veillé à ce qu'ils ignoraient telles questions.

       La révolution espagnole reste [quand même] l'expérience révolutionnaire la plus riche dans l'histoire, bien qu'elle fût compliquée et obscurcie par la guerre civile simultanée contre Franco et par les contradictions vives dans le camp antifasciste -- qui, en plus des deux ou trois millions d'anarchistes et d'anarcho-syndicalistes et un contingent bien plus petit de marxistes révolutionnaires (le P.O.U.M.), comprenait des républicains bourgeois, des autonomistes ethniques, des socialistes et des staliniens, dont ces derniers en particulier faisaient tout leur possible pour réprimer la révolution. Les meilleures histoires compréhensives sont La révolution et la guerre d'Espagne de Pierre Broué et Émile Témime et La révolution espagnole de Burnett Bolloten (celle-ci est également incorporée dans la dernière oeuvre monumentale de Bolloten, The Spanish Civil War). Quelques bons récits de premier main : Hommage à la Catalogne [ancienne édition: La Catalogne libre] de George Orwell, Spanish Cockpit de Franz Borkenau, et Carnets de la guerre d'Espagne de Mary Low et Juan Bréa. Parmi les autres livres qui valent la peine à lire sont Enseignement de la révolution espagnole [ancienne édition: Leçons de la Révolution Espagnole] de Vernon Richards, To Remember Spain de Murray Bookchin, Le labyrinthe espagnole de Gerald Brenan, The Anarchist Collectives de Sam Dolgoff, Un anarchiste espagnol : Durruti [ancienne édition: Durruti : le peuple en armes] d'Abel Paz, et Histoire du P.O.U.M. de Victor Alba. )


[Le livre de Dolgoff est une anthologie d'extraits d'Augustin Souchy, Gaston Leval, José Pierats, etc. Pour les francophones on pourrait ajouter Guerre de classes en Espagne de Camillo Berneri et Ceux de Barcelone de H.E. Kaminski.]

De la même façon, si, avant que les khomeinistes eussent pu consolider leur pouvoir, les insurgés iraniens en 1979 avaient soutenu l'autonomie totale des Kurdes, des Baloutchies et des Azerbaïdjanais, cela aurait les gagnés comme alliés fermes des tendances iraniennes les plus radicales et aurait peut-être étendu la révolution aux pays voisins où vivent d'autres secteurs de ces mêmes peuples, tout en sapant les réactionnaires khomeinistes en Iran.

Encourager l'autonomie d'autrui ne signifie pas supporter toute organisation ou tout régime qui en pourrait profiter. Il ne s'agit que de laisser aux Kurdes, aux Marocains ou à qui que ce soit la liberté de régler leurs propres affaires. L'espoir est que l'exemple d'une révolution antihiérarchique dans un pays inspirera d'autres à contester leurs propres hiérarchies [chez eux].

C'est notre seul espoir, mais il n'est pas entièrement irréaliste. On ne doit jamais sous-estimer la contagion d'un mouvement réellement libéré.

Joie de la révolution [Ébauche d'une traduction]


Chapitre 4 : Renaissance

Les utopistes n'envisagent pas la diversité post-révolutionnaire

Décentralisation et coordination

Sauvegardes contre des abus

Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables

L'élimination des racines de la guerre et du crime

L'abolition de l'argent

L'absurdité de la plupart du travail actuel

La transformation du travail en jeu

Objections technophobiques [des technophobes]

Questions écologiques

L'épanouissement de communautés libres

Des problèmes plus intéressants

________________________________________ 4. Renaissance


« On objectera, bien sûr, que le projet qui est présenté dans ces pages est tout à fait impraticable, et va à l'encontre de la nature humaine. C'est parfaitement vrai. Il est impraticable et il va à l'encontre de la nature humaine. C'est bien pourquoi il mérite d'être mis en oeuvre, et c'est bien pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un projet praticable ? Un projet praticable est soit un projet déjà réalisé, soit un projet qui pourrait être réalisé dans les conditions existantes. Mais ce sont précisément ces conditions existantes qu'on trouve inadmissibles; de sorte que tout projet qui pourrait les accepter est mauvais et insensé. On fera disparaître ces conditions et la nature humaine changera. La seule chose qu'on sache vraiment de [sur] la nature humaine, c'est qu'elle change. Le changement est le seul prédicat qu'on puisse lui affecter. Les systèmes qui échouent sont ceux qui reposent [parient] sur la permanence de la nature humaine, et non sur sa croissance et son développement. »

--Oscar Wilde, L'âme humaine sous le socialisme


[CF: « On dira, bien sûr, que le projet qui est présenté dans ces pages est parfaitement impraticable et va à l'encontre de la nature humaine. C'est parfaitement vrai. Il est impraticable et va à l'encontre de la nature humaine. C'est bien pourquoi il mérite d'être mis en oeuvre, et c'est bien pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un projet praticable ? Un projet praticable est soit un projet déjà réalisé, soit un projet qui, les choses étant ce qu'elles sont, pourrait être réalisé. Mais c'est précisément à cet état de choses qu'on en veut; et tout projet compatible avec cet état de choses est mauvais et stupide. On fera disparaître cet état de choses et la nature humaine changera. La seule chose qu'on sache vraiment sur la nature humaine, c'est qu'elle change. Le changement est le seul prédicat qu'on puisse lui affecter. Les systèmes qui échouent sont ceux qui parient sur la permanence de la nature humaine, au lieu de parier sur son développement et sur son progrès. » [éd. Pléiade p. 960]

[CF: « On objectera certainement que le programme tel qu'il se présente ici est impraticable et inhumain. C'est exacte. Il est impraticable et inhumain. C'est pourquoi il vaut la peine d'être expérimenté, et pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un projet praticable ? Un projet praticable, c'est celui qui existe déjà, ou bien qui peut s'accomplir dans des conditions déjà existantes. Or ce sont justement ces conditions existantes que l'on critique, et tout programme qui les admet est mauvais et insensé. Ces conditions disparaîtront et la nature humaine changera. La seule chose que vraiment l'on sache de la nature humaine, c'est qu'elle se transforme. Le changement est le seul état dans lequel on peut la prévoir. Les systèmes qui font faillite sont ceux qui reposent sur la permanence de la nature humaine et point sur sa croissance et son développement. » [éd. Stock, pp. 450-451]

[CF: « On pourra, naturellement, dire qu'un système tel que celui que l'on expose ici est tout à fait impraticable, et va contre la nature humaine. Cela est parfaitement vrai. Il est impraticable, et il va contre la nature humaine. C'est pourquoi il est digne d'être avancé, et c'est pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un système pratique ? Un système pratique est, ou bien un système déjà en existence, ou bien un système qui pourrait être réalisé dans les conditions existantes. Mais c'est précisément les conditions existantes que l'on condamne; et tout système qui pourrait accepter ces conditions est mauvais et insensé. Les conditions présentes passeront et la nature humaine changera. La seule chose qu'on sache réellement de la nature humaine, c'est qu'elle change. Le changement est le seul de ses attributs que nous puissions affirmer. Les systèmes qui échouent sont ceux qui reposent sur la permanence de la nature humaine, et non sur sa croissance et son développement. » [une autre édition française]


Les utopistes n'envisagent pas la diversité post-révolutionnaire

Marx a considéré comme présomptueux le fait d'essayer à prédire comment les gens vivraient dans une société libérée. « Ce sera l'affaire de ces gens-là que de décider si, quand et quoi ils voudront en faire, et avec quels moyens. Je ne me considère pas comme compétent pour leur offrir des conseils là-dessus. Ils seront sans doute [vraisemblablement] bien aussi intelligents [astucieux] que nous » (lettre à Kautsky, 1 février 1881). Son humilité à cet égard soutient la comparison avec ceux qui le qualifient d'arrogant et d'autoritaire, [tout en] sans hésitant de projeter leurs propres fantaisies en declarations sur ce qu'une telle société doit ou ne doit pas être.

[CF: « De toutes façons, ce sera l'affaire de ces gens-là de la société communiste que de savoir si, quand, comment ils le feront et quels moyens ils emploieront dans ce but. Je ne me considère pas comme compétent pour leur faire des propositions ou leur donner des conseils là-dessus. Ces gens-là seront bien aussi intelligents que nous. » [éd. Progrès]

Toutefois il faut reconnaître que si Marx avait été un peu plus explicite sur ce qu'il envisageait, il aurait été d'autant plus difficile pour les bureaucrates staliniens de prétendre réaliser ses idées. Un plan détaillé d'une société libérée n'est ni possible ni nécessaire, mais les gens doivent avoir quelque sentiment [idée] de sa nature et de sa faisabilité. La conviction qu'il n'y ait pas d'alternative pratique au présent système est une des choses qui maintiennent les gens dans un état de résignation.

Les spéculations utopiques peuvent aider à nous libérer de l'habitude de considérer le statu quo comme inévitable [= comme chose établie, qui va de soit], nous faire penser à ce que nous voulons réellement et à ce qui peut être possible. Ce qui les fait « utopiques » au sens péjoratif qu'ont critiqué Marx et Engels, c'est le fait qu'elles ne prennent en considération les conditions présentes. On n'y trouve généralement aucune notion sérieuse sur comment nous pourrions y aller d'ici [à partir d'ici]. Ne tenant aucun compte des pouvoirs répressifs et récupérateurs du système, les auteurs utopistes n'envisagent généralement que quelque changement cumulatif simpliste, imaginant que la propagation des communautés utopiques ou des idées utopistes va inspirer la participation de toujours plus de gens et que cela aboutira [bientôt] à l'effondrement de l'ancien système.

J'espère que ce texte a donné des idées plus réalistes sur comment une nouvelle société peut se produire. De toute façon, je vais [maintenant] sauter par-dessus [vers l'avenir] pour faire [moi aussi] quelques spéculations.

Pour simplifier, admettons qu'une révolution victorieuse se soit répandue partout dans le monde, et sans trop de destruction des infrastructures essentielles, de sorte que nous n'aurions plus besoin de prendre en considération les problèmes de guerres civiles, la menace des interventions de l'extérieur, les confusions semées par la désinformation ou les retards causés par d'importantes reconstructions d'urgence, et pouvons examiner quelques-unes des questions qui pourraient se présenter dans une nouvelle société [qui aura été] transformée fondamentalement.

Bien que j'emploie, pour la clarté d'expression, le [temps grammatical] futur au lieu du conditionnel, les idées présentées ici ne sont que des possibilités à considérer, non pas des prescriptions ou des prédictions. Si jamais une telle révolution arrive, quelques années d'expérimentation populaire changeront tant des variables que même les prédictions les plus audacieuses [hardies] sembleront peu imaginatives et risiblement timides. Tout au plus, nous ne pouvons que tâcher d'envisager les problèmes qui se poseront [à nous] tout au début et quelques-unes des tendances principales des développements ultérieurs. [CF lettre de Engels à C. Schmidt, 5 août 1889] Mais plus nous explorons [aurons exploré] des hypothèses, plus nous serons prêts à des nouvelles possibilités et moins nous risquerons de retourner inconsciemment aux habitudes anciennes.

Bien loin d'être trop extravagantes, la plupart des utopies fictives sont trop étroites [bornées], se limitant habituellement à une réalisation monolithe des marottes de l'auteur. Comme l'a remarqué Marie-Louise Berneri dans la meilleure étude sur ce sujet (Journey Through Utopia) : « Toutes les utopies sont, bien sûr, l'expression de[s] préférences personnelles, mais leurs auteurs ont généralement la vanité de supposer qu'on doit donner force de loi à leurs goûts personnels. S'ils sont des lève-tôt, tous les membres de leur communauté imaginaire devront se lever à quatre heures du matin; s'ils n'aiment pas le maquillage, son emploi sera [considéré comme] un crime; s'ils sont des maris jaloux, l'adultère sera puni par la mort [la potence]. »

[Au contraire/En réalité] S'il y a une chose qui peut être prédite avec confiance sur la société nouvelle, c'est qu'elle sera bien plus diverse que l'imagination de n'importe quel individu ou que toute description possible. Les communautés différentes traduiront toute sorte de goût -- esthétique ou scientifique, mystique ou rationaliste, high-tech ou néo-primitif, solitaire ou communautaire, industrieux ou paresseux, spartiate ou épicurien, traditionnel ou expérimental --, évoluant continuellement [en permanence] en toutes sortes de combinations nouvelles et imprévisibles.*

_____ (*Bolo'bolo de P.M. (1983; nouvelle édition, 1995 [ed. francaise: L'Eclat, 1998]) a le mérite d'être une des rares utopies qui reconnaissent et se réjouissent de cette diversité. Mettant à côté ses légèretés, ses [petites] manies et ses notions peu réalistes sur comment nous pourrions y parvenir, il [ce petit livre] aborde [effleure] bien des problèmes et des possibilités principaux d'une société postrévolutionnaire.

[## L'original de Bolo'bolo était en allemand. Il y avait bien une traduction française, mais je ne l'ai pas trouvé.] )


Décentralisation et coordination

Il y aura une forte tendance vers la décentralisation et l'autonomie locale. Les petites communautés favorisent les habitudes de la coopération, facilitent la démocratie directe et font possible l'expérimentation sociale la plus riche : si une expérience locale échoue, cela ne nuira qu'un petit groupe (et d'autres peuvent l'aider); si elle réussit, elle sera imitée et l'amélioration se répandra. Et [en plus] un système décentralisé est moins vulnérable à des interruptions accidentales ou au sabotage. (Ce dernier danger sera probablement négligeable en tout cas : une société libérée devrait avoir bien moins des ennemis acharnés qui sont produits en masse et en permanence par la société actuelle.)

Mais la décentralisation peut aussi favoriser le contrôle hiérarchique en isolant les gens les uns des autres. Et on peut mieux organiser certaines choses sur une grande échelle. Une seule grande aciérie est plus efficace et plus écologique [elle gaspille moins d'énergie et produit moins de dégats à l'environnement] qu'une petite fonderie dans chaque ville. Le capitalisme a eu tendance à trop centraliser dans certains domaines où plus de diversité et d'autarcie seraient plus raisonnable, mais sa concurrence irrationnelle a aussi fragmenté bien des choses qu'il sera plus raisonnable de standardiser ou de coordiner [centralement]. Comme l'a dit Paul Goodman dans People or Personnel (livre plein d'exemples intéressants sur les avantages et les désavantages de la décentralisation dans des différents contextes actuels), où, quand et à quel degré à décentraliser sont des questions empiriques qui exigeront de l'expérimentation. [À peu près] Tout ce qu'on peut dire, c'est que la nouvelle société va probablement décentraliser autant que possible, mais sans en faire un fétiche. Des petits groupes ou des communuatés locales peuvent régler [s'occuper de] la plupart des choses; les conseils régionaux ou mondiaux seront limités à des questions qui ont des grandes ramifications ou qui sont bien plus efficaces sur une grande échelle, telles que la restauration écologique, l'exploration spatiale, la résolution des disputes, la lutte contre les épidémies, la coordination de la production, de la distribution, du transport et de la communication mondiaux, et le maintien de certaines facilités spécialisées (des hôpitaux de pointe ou des centres de recherches, par exemple).

On dit souvent que même si la démocratie directe marchait assez bien dans l'assemblée municipale [@@] ou la section de quartier [= l'assemblée générale de tous les habitants d'une localité] d'autrefois, l'étendue et la complexité des sociétés modernes la fait [désormais] impossible. Quand il s'agit des millions de gens, comment peuvent-ils exprimer chacun leur propre opinion sur chaque question ?

Ils n'en ont pas besoin. La plupart des questions pratiques se ramènent en définitive à un nombre limité de choix; une fois que ces choix ont été exprimés et les arguments ont été avancés, on peut arriver à une décision sans plus de cérémonies [plus d'histoires]. Les observateurs des soviets de 1905 et des conseils ouvriers hongrois de 1956 étaient frappés par la brièveté des interventions et la rapidité des décisions. Ceux qui parlaient au fait étaient souvent délégués, tandis que ceux qui ne débitaient que du vent [des platitudes/discours vides] ne recevaient que des huées pour avoir gaspillé le temps des gens.


Sauvegardes contre des abus

Quand il s'agit des questions plus compliquées, on peut élire des comités pour examiner les possibilités diverses et présenter aux assemblées les implications et les conséquences des différents plans proposés. Dès qu'un plan est adopté, des comités plus petits peuvent continuer à contrôler les développements pour avertir les assemblées de tout nouveau facteur significatif qui pourrait suggérer [l'opportunité d'] une modification. Pour aborder [régler] les questions controversées [sujettes à controverse], les gens pourraient former plusieurs comités reflétant des perspectives opposées (pro-technologiste et antitechnologiste, par exemple) pour faciliter la formulation des propositions de différentes solutions et des points de vue dissidents. Comme toujours, les délégués n'imposeront aucune décision (sauf sur l'organisation de leur propre travail) et seront révocables et « rotationnés » pour assurer qu'ils fassent bon travail et que leurs responsabilités ne leur montent pas à la tête. Leur travail sera ouvert à l'examen minutieux du public et les décisions finales reviendront toujours aux assemblées. [CF. Socialisme ou Barbarie no. 22, p. 39 etc.]

L'informatique et la télécommunication modernes permettront à n'importe qui de vérifier à n'importe quel moment les données et les projections, ainsi que de communiquer généralement ses propres propositions. Malgré le battage publicitaire actuelle, ces technologies ne favorisent pas automatiquement la participation démocratique; mais elles en ont la potentialité si elles soient modifiées convenablement et mises sous contrôle populaire.*

_____ (*Bien que la dite révolution de networking [= intercommunication dans le réseau informatique] ait été jusqu'ici limitée principalement à une augmentation de la circulation des futilités [fadaises] parmi des spectateurs, les technologies de communication modernes continuent à jouer un rôle important dans la sape des régimes totalitaires. Autrefois les bureaucraties staliniennes étaient obligées d'entraver leur propre fonctionnement en limitant la disponibilité des photocopieurs et même des machines à écrire, de peur qu'ils ne soient utilisé pour reproduire des écrits samizdat. Les technologies plus récentes se montrent même plus difficile à contrôler : « Le journal conservateur Guangming signale des nouvelles lois visant la suppression d'environ 90.000 télécopieurs illégaux à Beijing. D'après les commentateurs, le régime craindrait que la prolifération des ces machines permette une circulation trop libre des informations. Elles étaient utilisées généralement pendant les manifestations estudiantines de 1989 qui ont abouti à une répression militaire. (...) Dans le confort de leurs domiciles dans les capitales occidentales telles que Londres, des oppositionnistes peuvent taper des messages aux activistes en Arabie Saoudite qui, en les recevant chez eux [transférant = downloading] via l'Internet, n'ont plus à craindre à entendre frapper [la police] à la porte au milieu de la nuit. (...) Tout sujet tabou, depuis la politique jusqu'à la pornographie, se répand en messages électroniques anonymes loin de la poigne d'acier du gouvernement. (...) Beaucoup de Saoudites se trouvent engagésd pour la première fois dans des discussions ouvertes sur la religion. Athées et intégristes se bagarrent dans le cyberspace [@@] saoudit[e], véritable innovation dans un pays où l'apostasie est un crime capital. (...) Mais il est impossible d'interdire l'Internet sans enlever tous les ordinateurs et toutes les lignes téléphoniques. (...) D'après les experts, il y a encore très peu qu'un gouvernement peut faire pour priver totalement de l'accès aux informations sur l'Internet à ceux qui sont prêts à travailler aussi dur [suffisamment] pour l'obtenir. L'encodage du courrier électronique ou l'abonnement aux fournisseurs de services [@@] étrangers sont parmi les méthodes disponibles aux individus avertis pour tourner les contrôles actuels. (...) S'il y une chose que les gouvernements répressifs de l'Extrême-Orient craignent plus que l'accès illimité aux médias étrangers, c'est le risque de perdre la concurrence dans l'industrie de l'information à croissance rapide. Déjà des protestations des milieux commerciaux [des affaires] de Singapour, de la Malaysie et de la Chine ont souligné que la censure de l'Internet peut finir par gêner les aspirations de ces nations d'être les plus technologiquement avancées de la région. » (Christian Science Monitor, 11 août 1993, 24 août 1995 et 12 novembre 1996.) )


Les télécommunications rendront [aussi] moins nécessaires les délégués qu'ils [ne l'] étaient pendant les anciens mouvements radicaux, quand ils servaient en grande partie de simples porteurs de renseignements. Des propositions diverses pourront être circulées et discutées en avance, et si une question est d'un assez grand intérêt on pourra faire un duplex entre une réunion de délégués et les assemblées locales, permettant à celles-ci de confirmer, de modifier ou de rejeter immédiatement les décisions des délégués.

Mais quand les questions ne sont pas particulièrement controversées, les mandats seront probablement assez libres. Ayant arrivée à une décision générale (par exemple, « Ce bâtiment doit être aménagé en garderie »), une assemblée pourrait simplement demander des volontaires ou élire un comité pour la réaliser, sans s'occupant d'un contrôle rigoureux.

Des puristes désoeuvrés peuvent toujours envisager des abus éventuels. « Ah ! Qui sait quels subtiles manoeuvres élitistes seront réussis par ces délégués et spécialistes technocratiques ! » Il n'en est pas moins vrai qu'un grand nombre de gens ne peuvent surveiller directement tout détail à tout instant. Aucune société ne peut éviter de se compter à quelque degré sur la bonne volonté et le bon sens des gens. Il ne convient que de reconnaître que les abus sont bien moins possibles sous l'autogestion généralisée que sous n'importe quelle autre forme d'organisation sociale.

Les gens qui ont été aussi autonomes pour inaugurer une société autogérée seront naturellement vigilants contre tout ressurgissement de la hiérarchie. Ils veilleront sur la manière dans laquelle leurs délégués exécutent leurs mandats, et les feront « rotationner » aussi souvent que praticable. Pour certains fins ils imiteront peut-être les Athéniens anciens en choisissant des délégués au sort, pour éliminer les aspects des élections qui se réduissent à des concours de popularité ou qui favorisent la conclusion de marchés. Quand il s'agit des questions qui exigent des compétences techniques, ils auront l'oeil sur les experts jusqu'à ce que les connaissances nécessaires soient plus répandues ou les techniques en question soient simplifiées ou dépassées. Des observateurs sceptiques seront désignés pour sonner l'alarme au premier signe de fourberie [sournoiserie]. Un spécialiste qui émet [donne] de faux renseignements sera vite démasqué et discrédité publiquement. La moindre suggestion d'un complot hiérarchique ou d'une pratique exploitrice ou monopolisante provoquera la protestation universelle et sera éliminée par l'ostracisme, la confiscation, la répression physique ou tout autre moyen qui se montrera nécessaire.

Ceux qui s'inquiètent des abus éventuels peuvent toujours recourir à ces sauvegardes et à d'autres, mais je doute qu'il y en aura souvent besoin. Quand il s'agit des questions importantes, les gens peuvent insister sur toute sorte de surveillance ou de contrôle, s'ils se veulent en donner la peine. Mais dans la plupart des cas ils laisseront probablement à leurs délégués une assez grande liberté d'employer leur propre jugement et leur propre créativité.

L'autogestion généralisée évite à la fois les formes hiérarchiques de la gauche traditionnelle et les formes les plus simplistes de l'anarchisme. Elle n'est liée à aucune idéologie, pas même une idéologie « antiautoritaire ». Si un problème se révèle exiger [S'il s'avère qu'un problème exige] quelque compétence spécialisée ou quelque [mesure de] « direction », les personnes intéressées le découvront bientôt et prendront toutes les mesures qui leur semblent convenables, sans s'inquiéter de la question si ces mesures recevraient l'approbation des dogmatistes radicaux actuels. Quand il s'agit de [certaines] fonctions non controversées, ils pourraient trouver plus commode de désigner des spécialistes à des durées indéfinies, ne les renvoyant que dans le cas fort improbable qu'ils abusent de leur position. Dans certaines situations d'urgence où il faut des décisions rapides et autorisées [reconnues sans question] (la lutte anti-incendie, par exemple), ils accorderont naturellement à des personnes désignées tout pouvoir autoritaire temporaire qui sera nécessaire.


Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables

Mais de tels cas seront exceptionnels. La règle générale seront le consensus autant que possible, [supplémenté par] la décision majoritaire au besoin. Un personnage dans Nouvlles de nulle part [chap. 14] de William Morris (une des utopies les plus raisonables, charmantes, insouciantes et terre-à-terre) donne l'exemple de [la question de] si l'on doit remplacer un pont de fer par un pont de pierre. On la propose au « Mote » (assemblée des habitants). S'il y a un consensus net, ils s'en mettent à déterminer les modalités de la réalisation. Mais si quelques-uns des habitants désapprouvent, s'ils estiment que le méchant pont de fer peut encore servir un peu et s'ils ne veulent pas se donner l'embarras d'en construire un autre pour le moment, on ne passe pas au vote cette fois-là, mais on renvoie le débat officiel jusqu'à la suivante assemblée; et cependant les arguments pour et contre circulent, certains d'entre eux sont imprimés, si bien que tout le monde est au courant; et quand l'assemblée se réunit à nouveau, il y a une discussion en règle, enfin suivie d'un vote à mains levées. Si les deux partis se tiennent de près, la question est une fois de plus ajournée pour plus ample discussion; si le vote est net, on demande à la minorité si elle consent à se rallier à l'opinion générale, ce qui souvent, que dis-je ? ce qui le plus communément est le cas. Si elle refuse, la question est mise en discussion une troisième fois, et si alors la minorité n'a pas augmenté de façon appréciable, elle se rallie invariablement; quoique je crois bien me rappeler qu'il existe une loi à demi oubliée, d'après laquelle elle peut pousser plus loin encore l'affaire; mais je vous l'ai dit, ce qui toujours arrive, c'est qu'elle se laisse convaincre, non pas peut-être de la fausseté de son opinion, mais de l'impossibilité qu'il y a de la faire adopter par la communauté, soit par la persuasion, soit par la force. [éd. bilingue p. 257]

Notez que ce qui simplifie énormément tels cas, c'est qu'il n'y a plus d'intérêts économiques contradictoires -- personne n'a ni le moyen ni le mobile de souborner ou d'embobiner des gens pour qu'ils votent pour ou contre [dans telle façon ou dans une autre] parce qu'il lui arrive d'avoir beaucoup d'argent, ou de contrôler les médias, ou de posséder une compagnie de construction [?] ou une terre près d'un emplacement proposé. Sans tels conflits, les gens tendront vers la coopération et le compromis [des accommodement/des concessions mutuelles], ne soit-ce que pour concilier [apaiser] les adversaires et éviter des problèmes pour eux-mêmes [rendre leur vie plus facile/agréable]. Certaines communautés pourraient avoir des dispositions formelles [explicites/positives] pour accommoder les minorités (par exemple, si, au lieu de seulement voter « contre » une proposition, 20% y expriment une « objection ardente », elle doit être soutenue par 60% pour passer); mais il est peu probable que l'un côté ou l'autre n'abuseront tels pouvoirs formels, de peur d'être traité pareillement quand les situations sont renversées. La principale solution pour les conflits inconciliables qui continuer à revenir, se trouve dans la grande diversité des cultures : si des gens qui préfèrent les ponts de fer, etc., se trouveront constamment mis en minorité par des « artisanalistes » à la Morris, ils pourront toujours se déménager à une communauté voisine où prédominent des goûts plus sympathiques.

Insister sur le consensus total [= l'unanimité] n'a de sens que si une question n'est pas urgente et le nombre de personnes intéressées est limité. Entre [S'il s'agit d'] un grand nombre de gens l'unanimité [complète] est rarement possible. Il est absurde, au nom de la peur d'une éventuelle tyrannie majoritaire, de soutenir le droit d'une minorité à entraver continuellement une majorité; ou d'imaginer que tels problèmes disparaîtront si nous « évitons toute structure ».

Comme l'a signalé un article bien connu il y a bien des années (« The Tyranny of Structurelessness » de Jo Freeman), il n'y a pas de groupe sans structure, il n'y a que de structures différentes. Un groupe « non-structuré » finit généralement par être dominé par une clique qui a bien quelque structure. Les membres inorganisés n'ont aucun moyen de contrôler telle élite, surtout quand ils s'accrochent à [se réclament d'] une idéologie antiautoritaire qui les empêche d'en reconnaître l'existence.

À défaut de reconnaître la décision majoritaire comme remplaçant [dernier ressort/recours alternatif] quand on ne peut parvenir à l'unanimité, les anarchistes et les consensistes se révèlent souvent incapables d'arriver à des décisions pratiques sauf en suivant les chefs de facto qui savent manoeuvrer les gens en unanimité (ne serait-ce que par leur capacité à supporter des réunions interminables jusqu'à ce que toute l'opposition s'ennuie et s'en va). Rejettant avec une délicatesse affichée les conseils ouvriers ou toute autre chose ayant une souillure de coercition, ils finissent habituellement par se contenter [eux-mêmes] des projets réformistes [lowest-common-denominator = qui peuvent être acceptés par tous] qui sont bien moins radicaux.

Il est facile à signaler les défauts des conseils ouvriers du passé, qui, après tout, n'étaient que des improvisations pressées par des gens mêlés dans des luttes désespérées. Mais si ces brefs efforts n'étaient pas des modèles parfaits à imiter aveuglément, ils représentent néanmoins le pas le plus pratique dans la bonne voie [dans le bon sens] que personne a sorti jusqu'ici. L'article de Riesel sur les conseils (I.S. no. 12) examine les limitations de ces vieux mouvements, et souligne à juste titre que le pouvoir des conseils doit être compris comme la souveraineté des assemblées générales toutes entières et non pas seulement des conseils des délégués qu'ils ont élus. Certains groupes d'ouvriers radicaux en Espagne, voulant éviter toute ambiguïté sur ce point, se sont qualifiés d' « assemblistes » plutôt que de « conseillistes ». Un des tracts du C.M.D.O. [CF. Viénet, pp. 283-284] précise ces traits essentiels de la démocratie conseilliste :

- La dissolution de tout pouvoir extérieur;

- La démocratie directe et totale;

- L'unification pratique de la décision et de l'exécution;

- Le délégué révocable à tout instant par ses mandants;

- L'abolition de la hiérarchie et des spécialisations indépendantes;

- La gestion et la transformation conscientes de toutes les conditions de la vie libérée;

- La participation créative permanente des masses;

- L'extension et la coordination internationalistes.

Dès que ces traits sont reconnus et réalisés, cela ne fera pas grande différence [peu importe] si la nouvelle forme d'organisation sociale s'appelle « anarchie », « communalisme », [@@] « anarchisme communiste », « communisme conseilliste » « communisme libertaire », « socialisme libertaire » « démocratie participative » ou « autogestion généralisée », ou si ses divers composants imbriqués s'appellent « conseils ouvriers », « conseils anti-travail », « conseils révolutionnaires », « assemblées révolutionnaires », « assemblées populaires », « comités populaires », « communes », « collectives », « kibboutz », « bolos », « motes », « groupes d'affinité » ou n'importe quoi d'autre. (Le terme « autogestion généralisée » n'est malheureusement pas très entraînant, mais il a l'avantage de s'appliquer à la fois au moyen et au but, tout en étant dégagé des connotations trompeuses des termes comme « anarchie » ou « communisme ».)

De toute façon il importe de se rappeler que l'organisation formelle [positive] [et] à grande échelle sera l'exception. La plupart des questions locales s'arrangeront [on pourra s'en charger d'eux] directement et sans cérémonie. Les individus ou les petits groupes se mettront tout simplement à faire tout ce qui leur semble opportun (« adhocratie »). La décision majoritaire ne sera qu'un dernier ressort pour les cas, de plus en plus rares, où il n'y a pas d'autre résolution [possible].

Une société non-hiérarchique ne signifie pas que tout le monde [y] devienne magiquement talentueux au même degré ou doive participer également à tout [= toute activité ou toute question]; elle ne signifie que les hiérarchies basées et renforcées matériellement auront été abolies. Certes les différences de capacités diminueront dès que tout le monde est encouragé à développer ses propres potentialités; cependant, ce qui importe, c'est que toutes les différences qui restent ne se traduiseront plus en différences de richesse ou de pouvoir.

Les gens pourront prendre part à une gamme d'activités beaucoup plus large [que maintenant], mais il ne sera pas nécessaire qu'ils rotationnent [faire à tour de rôle] constamment toutes les positions s'ils n'en ont pas envie. Si quelqu'un a un penchant ou le chic pour une certaine tâche, les autres seront probablement contents de lui permettre à le faire autant qu'il veut -- à moins que quelqu'un d'autre ne veut [lui aussi] tenter le coup [essayer de la faire]. Les « spécialisations indépendantes » (à savoir le contrôle monopoliste des informations ou des techniques essentielles) seront abolies; des spécialisations ouvertes et non dominatrices fleuriront. [Tout comme maintenant] Les gens demanderont de l'avis à des personnes plus informées s'ils en sentent le besoin (bien qu'ils seront toujours encouragés à se livrer à leurs propres investigations s'ils sont curieux ou méfiants). Ils seront également libres de se soumettre volontairement comme étudiants à un enseignant, comme apprentis à un maître, comme joueurs à un entraîneur ou comme interprètes à un réalisateur [ou à un metteur en scène, à un chef d'orchestre, etc.] -- restant tout aussi libres de cesser la relation à tout instant. Dans certaines activités, telles que la chanson populaire de groupe, n'importe qui peut se mettre immédiatement de la partie; d'autres, telles que l'interprétation d'un concerto classique, peuvent exiger une formation rigoureuse et une direction cohérente, certaines personnes jouant les rôles principaux, d'autres suivant dans des rôles secondaires, d'autres encore étant contents de seulement écouter. Il doit être bien des occasions pour ces deux types. La critique situationniste du spectacle est une critique d'une tendance excessive dans la société actuelle; elle n'implique pas que tout le monde doive être un « participant actif » vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Mis à part les soins nécessaires pour les mentalement incompétents, la seule hiérarchie renforcée inévitable sera celle qu'il faut pour élever les enfants jusqu'à ce qu'ils soient capables de manier leurs propres affaires. Mais dans un monde plus sain et plus sauf, on pourra donner aux enfants bien plus de liberté et d'autonomie qu'au présent. Pour ce qui est de [Quand il s'agit de] la largeur d'esprit envers les nouvelles possibilités ludiques de la vie, les adultes apprendront peut-être autant de choses des enfants qu'inversement. Ici comme ailleurs, la règle générale sera de laisser les gens trouver leur propre niveau : une petite fille de dix ans qui participe à un projet pourrait avoir autant de voix au chapitre que les participants adultes, tandis que un adulte non-participant n'en aura pas aucune.

L'autogestion n'exigent pas que tout le monde ait du génie, mais seulement que la plupart des gens ne soient pas de parfaits imbéciles. C'est [plutôt] le système actuel qui présente des exigences irréalistes, en faisant semblant que les gens qu'il imbécilise systématiquement sont capables de juger entre les programmes des politiciens rivaux ou entre les prétentions publicitaires des marchandises rivales, ou d'engager dans des activités complexes et importantes [= délicates, dangereuses et lourdes de conséquences] comme celles d'élever un enfant ou de conduire une voiture sur une autoroute pleine. Avec le dépassement de toutes les fausse questions politiques et économiques actuelles qui sont sciemment maintenues dans un état d'incompréhensibilité, la plupart des questions [pratiques] se révéleront finalement [comme n'être] pas trop compliquées.

Quand les gens auront pour la première fois l'occasion d'être maîtres de leur vie, ils feront sans aucun doute beaucoup d'erreurs. Mais ils les découvriront et les corrigeront bientôt parce que, contrairement aux hiérarques, ils n'auront aucun intérêt à les dissimuler. L'autogestion ne garantie pas que les gens feront toujours les décisions justes; mais toute autre forme d'organisation sociale garantie que quelqu'un d'autre fera les décisions en leur place.

  • * *


L'élimination des racines de la guerre et du crime

L'abolition du capitalisme éliminera les conflits d'intérêts qui servent actuellement comme prétexte pour l'État. La plupart des guerres actuelles se basent en définitive sur des conflits économiques; même dans le cas des antagonismes prétendument ethniques, religieux ou idéologiques, une grande partie des motivations réelles provient de la concurrence économique, ou des frustrations psychologiques qui sont liées en définitive à la répression politique et économique. Tant que règnent la concurrence désespérée, il est facile de manipuler les gens pour qu'ils retournent à leurs groupements traditionnels et se disputent à propos des différences culturelles qui leur sembleraient sans intérêt s'ils vivaient sous des conditions plus aisées. La guerre nécessite bien plus de travail, d'épreuves et de risques que n'importe quelle forme d'activité constructive; les gens qui ont des véritables chances pour le contentement auront des choses plus intéressantes à faire.

Il en va de même pour le crime. Mettant à côté les « crimes » sans victime, la grande majorité des crimes sont liés directement ou indirectement à l'argent et perdront [donc] leurs sens lors de l'abolition du système marchand. Les communautés seront alors libre d'expérimenter avec des méthodes diverses pour venir à bout des rares actions antisociales qui pourraient se produire encore [s'il y en ait].

Il y a toutes sortes de possibilités. Les personnes intéressées pourraient plaider leurs propres causes devant la communauté locale ou un « jury » choisi au sort, qui s'efforcerait de trouver les solutions les plus conciliatrices [réconciliantes] et rédemptrices. Une personne reconnue coupable pourrait être « condamnée » à quelque sorte de service social -- non pas à quelque sale besogne qui est rendue intentionnellement désagréable et humiliante et qui est administrée par des petits sadiques, ce qui ne produit que plus de colère et de ressentiment, mais aux projets valables [significatifs/sensés] et potentiellement stimulants qui pourraient l'introduire à des activités plus saines (la restauration écologique, par exemple). Il resteraient peut-être quelques psychotiques incorrigibles qu'il faudrait retenir humainement dans une façon ou d'une autre, mais tels cas deviendraient de plus en plus rares. (La prolifération actuelle de la violence « gratuite » [« sans motif »/« sans justifications apparentes »] n'est qu'une réaction prévisible à l'aliénation sociale, qui permet à ceux qui ne sont pas traités en personnes réelles d'obtenir au moins la satisfaction amère [âpre] d'être reconnus comme des menaces réelles.) L'ostracisme exercera un effet préventif simple et efficace : le voyou [l'apache/le dur/la brute] qui se moque de la menace de la punition dure, qui ne fait que raffermir son machismo prestigieux, sera bien plus dissuadé s'il sait que tout le monde se montrera froid envers lui. [lui fera grise mine] Dans les rares cas où cela se révèle insuffisant, la variété des cultures pourrait faire du bannissement une solution praticable : un type violent qui troublait constamment une communauté tranquille pourrait s'intégrer bien dans une région plus « bagarrée » comme le Far West -- ou risque de subir [là] des représailles moins douces.

Voilà seulement quelques-unes des possibilités. Les gens libérés sortiront sans aucun doute des solutions plus créatives, plus efficaces et plus humaines que nous ne pourrions imaginer à présent. Je ne prétends pas qu'il n'aura pas de problèmes, mais seulement qu'il y en aura beaucoup moins qu'à présent, où les gens qui se trouvent en bas d'un ordre sociale absurde sont durement punis de leur efforts rudimentaires pour échapper, tandis que ceux en haut lieu pillent la planète avec impunité.

La barbarie du système pénal actuel n'est surpassée que par sa stupidité. On a montré souvent que les punitions draconiennes n'ont [finalement] aucun effet important sur le taux de criminalité, qui est directement lié aux niveaux de pauvreté et de chômage ainsi qu'à des facteurs moins quantifiables mais tout aussi évidents comme le racisme, la destruction des communautés urbaines et l'aliénation générale produite par le système spectaculaire-marchand. La menace des années en prison, qui pourrait avoir un puissant effet préventif à quelqu'un qui mène une vie satisfaisante, ne signifie presque rien à ceux qui n'ont pas d'autres choix sérieux. Il n'est guère très intelligent de casser, au nom d'une économisation, des programmes sociaux [? @@] qui sont déjà lamentablement insuffisants, tout en remplissant les prisons [avec] des condamnés à perpétuité au prix de [dont les dépenses seront] presque un million de dollars chacun; mais tout comme tant d'autres politiques sociales irrationelles, cette tendance persiste parce qu'elle est renforcée par des intérêts puissants.*

_____ (*« Depuis la fin de la guerre froide les politiciens ont découvert un repoussoir pour remplacer les rouges : le crime. Tout comme la peur du communisme propulsait l'essor du complexe militaire-industriel, l'exploitation de la peur du crime a produit l'essor explosif du complexe carcéro-industriel, autrement dit l'industrie de contrôle du crime. Ceux qui ne sont pas d'accord avec son programme de [la construction de] plus de prisons sont stigmatisés comme sympathisants des criminels et comme traîtres envers leurs victimes. Puisque aucun politicien ne risquera cette étiquette, une spirale inexorable de politiques destructives ravage le pays. (...) La repression et l'abrutissement [= la cruauté et aussi l'état d'être rendu plus brutal, plus cruel, moins sensibles, moins compatissant] seront encore plus favorisés par les institutions qui sont les principaux bénéficiaires de telles politiques. Comme la Californie a augmenté sa population pénitentiaire de 19.000 à 124.000 pendant les dernières 16 années, elle a construit 19 nouvelles prisons. Avec l'augmentation des prisons, le syndicat des gardiens de prison est devenu le lobby le plus puissant de l'État. (...) Comme le pourcentage du budget consacré à l'enseignement supérieur a tombé de 14,4% à 9,8%, la portion pour le châtiment [la correction] s'est levée de 3,9% à 9,8%. Le salaire [annuel] moyen d'un gardien de prison en Californie dépasse $55.000, ce qui est le plus grand de la nation. Cette année ce syndicat [en alliance avec la National Rifle Association @@] a utilisé sa grande caisse spéciale pour promouvoir l'adoption d'un projet de loi [loi des trois récidives] qui ferait que la troisième condamnation criminelle soit automatiquement à perpétuité, ce qui reviendrait à tripler l'importance [la grandeur] du système pénitentiaire en Californie. La même dynamique qui s'est développée en Californie se reproduira sans aucun doute du projet de loi sur le crime promu par Clinton. Dans la mesure que plus de resources sont versées dans l'industrie de contrôle du crime, son pouvoir et son influence s'accroîtront. » (Dan Macallair, Christian Science Monitor, 20 septembre 1994.) )

  • * *


L'abolition de l'argent

Un société libérée doit abolir toute l'économie monétaire-marchande. Continuer à accepter la validité de l'argent se ramènerait à accepter la dominance continue [permanente] de ceux qui l'avaient accumulé auparavant ou qui avaient le savoir-faire [truc] de [requis pour] le réaccumuler après une répartition radicale. Pour certaines fins [et pour un certain temps encore] on aura toujours [encore] besoin de formes alternatives de « comptes économiques », mais leur étendue sera soigneusement limitée et aura tendance à diminuer comme la croissance de l'abondance matérielle et de la coopération [coopérativité] sociale les rend moins nécessaire.

Une société post-révolutionnaire pourrait avoir une organisation économique de [à] trois étages, quelque chose dans ce genre :

1) Certain biens et services de base seront librement disponibles à tout le monde sans aucune comptabilité.

2) D'autres seront également gratuits, mais seulement à des quantités limitées, rationnées.

3) D'autres encore, classés de « luxes », seront disponibles contre des « crédits ».

À la différence de l'argent, les crédits ne seront applicables qu'à de certains biens spécifiés, non pas à la propriété communautaire de base telle que la terre, les services publics ou les moyens de production. En plus, ils auront probablement des dates d'expiration pour en limiter l'accumulation excessive.

Une telle organisation sera bien flexible. Pendant la période transitionnelle la quantité de biens gratuits pourrait être plutôt minimale -- juste assez pour qu'on [que chaque personne] peut se débrouiller --, la plupart des biens exigeant des crédits que l'on peut gagner par le travail. Avec le passage du temps, de moins en moins travail sera nécessaire et de plus en plus de biens seront disponibles gratuitement -- la proportion entre ces deux côtés étant toujours déterminée par les conseils. Quelques crédits pourraient être distribués généralement, chaque personne en recevant périodiquement une certaine quantité égale; d'autres pourraient être des primes pour certains genres de travail dangereux ou désagréable où il y a une insuffisance de volontaires. Les conseils pourraient établir des prix fixes pour certains luxes, tout en en laissant d'autres suivre l'offre et la demande. À mesure qu'un luxe devient plus abondant il coûtera moins cher, jusqu'à ce qu'il devienne éventuellement gratuit. Les biens peuvent être transférés d'un étage à un autre selon les conditions matérielles et les préférences des communautés.

Voilà seulement quelques-unes des possibilités.* Expérimentant avec des méthodes diverses, les gens apprendront pour eux-mêmes quelles formes de propriété, d'échange et de comptabilité soient nécessaires.

_____ (*D'autres possibilités sont [ont été] présentées dans les moindres détails dans « Sur le contenu du socialisme » de Cornelius Castoriadis (Socialisme ou Barbarie no. 22, 1957) [réédité in Le Contenu du socialisme (10/18, 1979)]. Ce texte présente beaucoup de suggestions utiles, mais à mon avis il surestime le degré auquel la vie post-révolutionnaire doit être centrée sur le travail et les lieux de travail. [Comme je l'ai dit au-dessus [voir p. ___],] Une telle orientation est déjà quelque peu dépassée, et elle deviendra probablement encore plus dépassée après une révolution.

    Looking Forward : Participatory Economics for the Twenty First Century de Michael Albert et Robin Hahnel (South End, 1991) comprend également [lui aussi] un nombre de points utiles sur l'organisation autogérée. Mais les auteurs présupposent une société dans laquelle il y ait toujours une économie monétaire et où le temps de travail n'est que légèrement réduit (à une trentaine d'heures par semaine). Leurs exemples hypothétiques sont modelés dans une grande mesure sur les coopératives ouvrières actuelles; la « participation économique » envisagée comprend des activités comme celle de voter sur des questions commerciales qui seront dépassées dans une société non-capitaliste. Comme nous le verrons, une telle société menera aussi à une diminution qualitative de travail, ce qui réduira le besoin de s'occuper des plans compliqués pour assurer une rotation entre les différents genres de tâches qui occupent une grande partie du livre [d'Albert et Hahnel]. )


De toute façon, les problèmes « économiques » qui restent [quoi qu'ils soient/s'il y en a] ne seront pas graves, parce que les limitations imposées par la rareté ne s'appliqueront qu'au secteur des « luxes » non-essentiels. Le libre accès universel à la nourriture, à l'habillement, au logement, à l'éducation, aux services publics, aux services médicaux, aux facilités culturels et aux moyens de transport et de la communication, tout cela peut être achevé presque immédiatement dans les régions industrialisées et dans un délai assez court dans les régions moins développées. Beaucoup de ces choses existent déjà; il ne s'agit que de les faire disponibles plus généralement et équitablement. Ce qui manque encore peut être produit facilement dès que l'énergie sociale est détournée des entreprises irrationnelles.

Prenons par exemple la question du logement. Les activistes antiguerre [pour la paix] ont constaté fréquemment que l'on pourrait loger convenablement toute la population mondiale pour moins que le prix de la consommation militaire mondiale de quelques semaines. Ils envisagent sans doute des habitations assez minimales; mais si la quantité d'énergie gaspillée actuellement par les gens pour gagner l'argent à enrichir les propriétaires et les spéculateurs immobiliers était détournée à la construction d'habitations nouvelles, tout le monde peut bientôt être logé d'une façon vraiment très convenable.

Pour commencer, la plupart des gens pourraient continuer à vivre dans leurs résidences actuelles et concentrer à trouver des logements pour les sans-abri. Des hôtels et des immeubles de bureaux peuvent être occupés. Certaines propriétés [domaines] vraiment extravagantes peuvent être réquisitionnées et transformées en logements, parcs, jardins [potagers] communaux, etc. Se rendant compte de cette tendance, ceux qui possèdent des propriétés relativement spacieuses pourraient offrir de cantonner [loger temporairement] les sans-abri tout en les aidant à construire leurs propres habitations, ne serait-ce que pour détourner le ressentiment éventuel d'eux-mêmes.

La prochaine étape sera de hausser et d'égaliser la qualité des logements. Ici comme ailleurs, le but ne sera pas une uniformité rigide (« toute personne doit avoir un logement de telles spécifications »), mais un sens général d'équité, les problèmes étant réglés flexiblement, un à un. Si quelqu'un crois qu'il en a pâtit [qu'il n'a pas reçu sa juste part], il peut faire appel à la communauté [générale] qui, si son grief n'est pas complètement absurde, se mettra probablement en quatre pour le réparer. Il faudra arranger des compromis [trouver des solutions de compromis quant] aux questions concernant le droit à vivre, et pour combien de temps, dans certaines régions exceptionnellement souhaitables. (Tels droits pourraient se répartir par tirage au sort, ou peut-être on peut les louer [à bail] aux plus offrants aux enchères de crédits.) De tels problèmes ne seront peut-être pas résolus à la satisfaction complète de tous, mais ils seront certainement réglés bien plus équitablement que sous un système dans lequel l'accumulation de morceaux de papier magiques permettent à une personne de reclamer le « droit de propriété » d'une centaine de bâtiments pendant que d'autres doivent vivre dans la rue.

Une fois qu'on a répondu aux besoins de survie [fondamentaux], la perspective quantitative du temps de travail fera place à une perspective qualitativement nouvelle de créativité libre. Quelques amis pourront travailler heureusement à la construction de leur propre maison même s'il leur faut une année pour accomplir ce qu'une équipe professionnelle aurait pu faire plus efficacement dans un mois. Bien plus d'amusement, d'imagination et d'amour entreront dans tels projets, et les logements qui en résulteront seront bien plus charmants, plus bigarrés et plus personnels que ce qui passe aujourd'hui [à présent/de nos jours] pour « convenables ». Ferdinand Cheval, facteur rural [provincial] français du XIXe siècle, a consacré tout son temps libre pendant plusieurs décennies à la construction de son propre « palais idéal ». Les gens comme Cheval sont habituellement qualifiés d'excentriques, mais ils ne sont exceptionnels que par le fait qu'ils continuent à exercer [employer/réaliser] la créativité innée que nous avons tous, mais que nous sommes généralement persuadés à refouler après la première enfance. Une société libérée aura beaucoup de ce genre de « travail », à savoir des projets choisis personnellement qui seront si profondément engageants que les gens ne penseront plus de compter leur « temps de travail » qu'il ne feraient de compter les caresses amoureuses ou d'essayer à économiser sur la durée d'une danse.


L'absurdité de la plupart du travail actuel

Il y a cinquante ans Paul Goodman a estimé que moins que dix pour cent du travail qu'on faisait alors suffirait à satisfaire les besoin humains fondamentaux. Quel que soit le chiffre exact (il serait encore plus bas maintenant, bien qu'il dépendrait [subjonctif ?] évidemment de ce qui soient considérés comme les besoins fondamentaux ou raisonables), il est évident que la plupart du travail actuel est absurde et inutile [pas nécessaire]. Avec l'abolition du système marchand, des centaines de millions de gens qui sont maintenant occupés à la production de marchandises superflues, ou à leur publicité, leur emballage, leur transport, leur vente, leur protection, ou leur bénéfices (vendeurs, commis, contremaîtres, administrateurs, banquiers, agents de change, propriétaires, chefs syndicalistes, politiciens, policiers, avocats, juges, geôliers, gardes, soldats, économistes, publicitaires, fabricants d'armes, douaniers, percepteurs, agents d'assurances, conseillers de placements [?], ainsi que tous leurs nombreux subalternes) seront tous libérés [de tout cela] pour [pouvoir] partager les quelques [relativement rares] tâches réellement nécessaires.

Ajouter les chômeurs qui, selon un rapport récent de l'O.N.U., constituent plus que 30% de la population mondiale. Si ce chiffre semble assez grande, c'est qu'il comprend sans doute les prisonniers, les réfugiés et bien d'autres gens qui ne sont pas ordinairement comptés dans les statistiques de chômage officiels parce qu'ils ont renoncé à chercher du travail, tels que ceux qui sont rendus incapables de travailler par l'alcoolisme ou les drogues [stupéfiants], ou qui sont si écoeurés par le choix d'emplois possibles qu'ils consacrent toute leur énergie à esquiver le travail par [au moyen] des crimes ou des expédients.

Ajouter les millions de gens agés qui aimeraient bien s'engager dans des activités [projets] dignes d'intérêt, mais qui sont maintenant rélégués à une retraite passive et ennuyeuse. Et les jeunes [les adolescents], voire même les enfants, qui seraient stimulés [= trouveraient de défis passionnants] par certains [bien des] projets utiles et éducatifs s'ils n'étaient pas enfermés dans des mauvaises écoles [qui ne valent rien] conçues pour inculquer une obéissance ignorante.

Puis, il convient de prendre en compte le grand composant de gaspillage qui se trouve même dans les travaux indiscutablement nécessaires. Les médecins et les infirmières, par exemple, consacrent une grande partie de leur temps (en plus du temps pris en remplissant les formulaires d'assurances, en envoyant les factures aux clients, etc.) en essayant sans grand succès à neutraliser [contrebalancer] toutes sortes de problèmes d'origine sociale tels que les accidents du travail ou de la circulation, les indispositions psychologiques, les maladies causées par le stress, la pollution, la sous-alimentation ou les conditions insalubres, sans parler des guerres et des épidémies qui les suivent souvent -- problèmes qui disparaîtront en grande mesure dans une société libérée, laissant les travailleurs médicaux [= médecins, infirmières, etc.] libres de concentrer sur la médecine préventive.

Puis, il faut prendre en considération la quantité également grande de travail gaspillé intentionnellement : make-work [= les tâches destinées seulement à occuper le temps les gens]; la suppression de méthodes qui allègent le travail parce qu'elles risquent au même temps de supprimer son emploi; [le fait de] travailler aussi lentement que possible; le sabotage des machines pour faire pression aux patrons, ou par simple rage ou frustration. Sans oublier les absurdités de [révélé par] la « loi de Parkinson » ([selon lequel] toute tâche finit par occuper le temps disponible), du « principe de Peter » (chaque employé tend à s'élever à son niveau d'incompétence) et d'autres tendances semblables qui ont été satirisées avec tant d'hilarité par C. Northcote Parkinson et Laurence Peter. [CF: Les lois de Parkinson et Le principe de Peter.]

Enfin, il faut considérer combien de travail gaspillé sera éliminé quand les produits seront faits pour durer et non plus pour s'écrouler ou se démoder pour que les gens doivent continuellement en acheter des nouveaux. (Après une brève période de haute production pour fournir des biens durables de haute qualité à tout le monde, bien des industries peuvent être réduites à des niveaux très modestes : tout juste assez pour entretenir ces biens et pour les améliorer de temps en temps lorsqu'on a développé une innovation vraiment utile.)

À prendre en considération tous ces facteurs, il est facile de voir que dans une société organisée raisonablement la quantité de travail nécessaire pourrait se réduire à un ou deux jours par semaine.


La transformation du travail en jeu

Mais une aussi radicale réduction quantitative conduira à un changement qualitatif. Comme l'a découvert Tom Sawyer, [CF: chap. 2 de Tom Sawyer de Mark Twain] quand les gens ne sont pas obligés à travailler, même la tâche la plus banale peut devenir [paraître] singulière et fascinante : le problème n'est plus comment la faire faire des gens, mais comment répondre à tant de [tous les] volontaires. Il serait peu réaliste d'attendre à ce que les gens travaillent à plein temps à des emplois désagréables et denués de sens sans [y être obligés par] la surveillance et les motivations économiques; mais la situation deviendra bien différente dès qu'il ne s'agira que de consacrer dix ou quinze heures par semaine à des tâches sensées [utiles/valables/qui ont un sens], variées, auto-organisées et de son propre gré.

En plus, bien des gens, une fois qu'il se soient engagés dans des projets qui leur intéressent [passionnent], ne voudront se limiter à ce minimum. Cela réduira les tâches nécessaires à un niveau même plus minuscule pour les autres qui pourront manquer tel enthousiasme[s].

Pas besoin d'ergoter sur le terme travail. Le travail salarié doit être aboli; le travail sensé [valables/satisfaisant] et librement choisi peut être tout aussi amusant que n'importe quelle autre forme de jeu. Notre travail actuel produit généralement des résultats pratiques, mais pas ceux qui nous aurions choisis, tandis que notre temps libre est dans une grande mesure borné à des futilités. Avec l'abolition du salariat, le travail deviendra plus ludique, et le jeu plus actif et plus créatif. Quand les gens ne seront plus rendu fou par leur travail, ils n'exigeront plus des distractions passives et idiotes pour s'en rétablir.

Je ne veux dire qu'il y ait un mal à trouver agréable des divertissements insignifiants; il ne s'agit que de reconnaître qu'une grande partie de leur attait vient du manque d'activités plus profondément satisfaisantes. Quelqu'un dont la vie manque de l'aventure réelle peut trouver au moins un peu d'exotisme [indirecte] dans le collectionnement des artefacts d'autre temps et d'autre lieux; quelqu'un dont le travail est abstrait et fragmenté peut se donner beaucoup de peine pour produire effectivement un objet concret et complet, même si ce ne soit [pas] plus important qu'un modèle d'un bateau dans une bouteille. Ceux-là et d'autres hobbies sans nombre révèlent la persistance des élans créateurs qui s'épanouiront réellement quand on leur donnera libre cours à une échelle plus grande. Imaginez comment les gens qui aiment remodeler leur maison [le bricolage] ou cultiver leur jardin se passionneront à la recréation de toute leur communauté; ou bien comment les milliers d'amateurs des chemins de fer sauteront sur l'occasion de reconstruire et de faire marcher des modèles améliorés des réseaux ferrés qui seront une des principaux moyens de réduire la circulation routière [d'automobiles].

Quand les gens sont soumis aux soupçons et aux règlements oppressifs, il est normal qu'ils essayent de travailler aussi peu que possible. Mais dans les situations de liberté et de confiance mutuelle, il y a une tendance contraire à mettre sa fierté à faire le meilleur travail possible. Bien que certaines tâches dans la nouvelle société seront [soient?] plus populaires [désirées] que d'autres, les rares tâches qui sont vraiment difficiles ou désagréables attiront probablement plus qu'assez de volontaires, répondant à la frisson du défi ou à l'envie de reconnaissance si non par un sens de responsabilité. Même à présent bien des gens sont heureux de contribuer [offrir bénévolement leurs services] à des projets dignes [louables] s'ils ont le temps; bien plus le feront dès qu'ils n'auront plus à s'occuper des besoins [s'inquiéter pour pourvoir aux besoins] d'eux-mêmes et de leurs familles. Au pire, les rares tâches complètement impopulaires devront être divisées en relais [roulements] les plus petits qui seraient praticables et les rotationner [?] au sort jusqu'à ce qu'elles peuvent être automatisées. Ou bien il pourrait y avoir des enchères pour savoir si quelqu'un serait disposé à les faire, disons, pendant cinq heures la semaine au lieu du travail ordinaire de dix ou quinze heures; ou contre quelques crédits supplémentaires.

Des types non-coopératifs seront probablement si rares que le reste de la population pourra leur laisser [tranquilles] plutôt que de se donner la peine à les contraindre de fournir leur petite [quote-]part de travail. À [Dès qu'on a parvenu à] un certain niveau d'abondance, il devient plus simple de ne pas se soucier de quelques abus éventuels plutôt que d'enrôler une armée [multitude] de contrôleurs, comptables, inspecteurs, délateurs, indicateurs, gardes, gendarmes, etc. pour fureter [fourrer le nez] partout, contrôler tout détail et punir toute infraction. Il est peu réaliste d'attendre à ce que les gens soient généreux et coopératifs quand il n'y a pas grand-chose pour tout le monde; mais un grand surplus matériel créera une grande « marge d'abus », de sorte qu'il n'aura pas d'importance si quelques personnes ne fournissent pas leur pleine quote-part, ou [si elles] prennent un peu plus que leur juste portion.

L'abolition de l'argent empêchera personne d'en prendre beaucoup plus. La plupart des appréhensions quant à la faisabilité d'une société libérée proviennent de la supposition enracinée que l'argent (et donc aussi son protecteur nécessaire : l'État) existeraient toujours. Cette association [combinaison] monétaire-étatique crée des possibilités illimitées pour des abus (législateurs subornés à glisser discrètement des échappatoires [lacunes/points faibles] aux [dans les] lois fiscales, etc.); mais dès qu'elle soit abolie, les mobiles et les moyens de tels abus disparaîtront. L'abstraction [La qualité abstraite] des rapports marchands permet à une [seule] personne d'accumuler anonymement des richesses en privant indirectement des milliers autres des choses essentielles à la vie; mais avec l'abolition de l'argent, toute monopolisation des biens serait trop maladroite et trop visible.

Quelles que soient les autres formes d'échange qui pourra se trouver dans la nouvelle société, la plus simple et probablement la plus commune sera le don. L'abondance générale fera facile d'être généreux. Le don [fait de donner] est amusant et satisfaisant, et il élimine l'ennui des comptes [= de la comptabilité/de préciser qui doit quoi à qui]. Le seul calcul est [qui restera sera] celui qui se retache à la saine émulation mutuelle. « La communauté voisine a contribué telles choses à une région moins aisée; nous devrons pouvoir faire autant. » « Ils ont organisé une fête formidable; essayons de faire [d'en organiser une qui soit] encore mieux. » Un peu de rivalité amicable ([pour voir] qui peut créer la recette la plus délicieuse, cultiver une légume supérieure, résoudre un problème social, inventer un nouveau jeu) profitera tout le monde, même les perdants.

Une société libérée fonctionnera probablement à peu près comme une fête potluck (où tout le monde apporte un plat). La plupart des gens aiment préparer un plat qui sera apprécié par les autres; de sorte que même si quelques personnes n'apportent rien, il y a quand même assez [une suffisance ample] pour tous. Ce n'est pas nécessaire que tout le monde contribue une part exactement égale, parce que les tâches sont si minimales et sont partagées si généralement que personne n'est surchargée. Comme tout le monde participe ouvertement, il n'y a pas besoin de contrôler les gens ou d'instituer des pénalités pour le refus de coopération. La seule part [aspect] de « coercition », c'est l'approbation ou la désapprobation des autres participants : l'appréciation [la reconnaissance favorable] encourage les contributions, tandis que même une personne sans aucune considération [= une personne égoïste qui manque d'égards envers d'autrui] se rend compte que si elle néglige constamment de contribuer, on commencera à la regarder d'un sale oeil et finira peut-être par ne l'inviter plus. L'organisation n'est nécessaire que quand il y ait un problème. (S'il y a habituellement trop de desserts et trop peu d'entrées, le groupe pourrait décider de coordiner qui doit apporter quoi. Si quelques personnes généreuses finissent par porter une trop grande part du nettoyage, une douce poussée suffise d'embarrasser les autres à offrir [au point qu'ils offrent] leurs services; ou bien on met au point quelque rotation systématique.)

Maintenant, bien sûr, telle coopération spontanée est l'exception, qui ne se trouve principalement que là où les liens communalistes traditionnels ont persisté, où parmi des petits groupes de semblables [= personnes qui partagent les mêmes goûts/sentiments] dans les régions où les conditions ne sont pas trop indigentes. Là-bas [Dans le monde] où les loups se mangent entre eux, c'est normal que les gens ne regardent que leur propre intérêt et se méfient d'autrui. À moins que le spectacle ne les agite par quelque anecdote sentimental [@@ d' « human interest »], ils ne s'intéressent généralement que très peu à ceux en-dehors de leur cercle immédiat. Pleins de frustrations et de ressentiments, ils pourraient même éprouver un plaisir méchant à gâter les plaisirs d'autres gens.

Néanmoins, malgré toutes les choses qui découragent leur humanité, la plupart des gens, si l'on leur donne la chance, aiment sentir qu'il font des choses dignes, et [ils aiment] être reconnus pour les avoir fait. Notez avec quel empressement ils sautent sur la moindre occasion de créer un moment de reconnaissance mutuelle, ne serait-ce qu'en ouvrant la porte pour quelqu'un ou en échangeant quelques remarques banals. Si une inondation, un tremblement de terre ou une autre catastrophe survient, il arrive souvent que même les personnes les plus égoïstes et cyniques se jettent à l'aide d'autrui, travaillant sans relâche pour sauver les gens, livrer la nourriture et les provisions de premier secours, etc., sans aucune rémunération sauf la reconnaissance [d'autrui]. Voilà pourquoi les gens évoquent les guerres et les désastres naturels avec une nostalgie qui pourrait sembler surprenante. Tout comme la révolution, tels événements enfoncent les séparations sociales ordinaires, fournissent à tout le monde des occasions de faire des choses qui importent vraiment, et produisent un vif sentiment de communauté (ne serait-ce qu'en unifiant des gens contre un ennemi commun). Dans une société libérée ces impulsions [tendances] sociables pourront fleurir sans exiger des prétextes si extrêmes.

  • * *


Objections technophobiques [des technophobes]

L'automation actuelle ne fait souvent que de jeter certaines gens au chômage tout en intensifiant la discipline [regimentation = l'organisation quasi-militaire] de celles qui travaillent encore; si on gagne réellement du temps libre par les inventions qui « allègent le travail », on le consacre généralement à une consommation passive qui est tout aussi aliénée. Mais dans un monde libéré les ordinateurs et d'autre technologies modernes pourraient être utilisées à éliminer les tâches dangereuses et ennuyeuses, libérant tout le monde à se consacrer à des activités plus intéressantes.

Négligeant telles possibilités, et dégoûtés naturellement du mauvais emploi actuel de beaucoup de technologies, certaines gens en sont venus à croire que « la technologie » elle-même [en tant que telle] est le problème principal et prônent un retour à quelque style de vie plus simple. Ils se débattent sur le niveau [quel degré] de simplicité qui convient; à mesure que des défauts sont découverts dans chaque époque, la ligne de démarcation est poussée toujours plus loin au passé. Certains, tenant la révolution industrielle pour le principal coupable [l'origine principale du mal], disséminent des panégyriques à l'artisanat publiés par microédition. D'autres, voyant l'invention de l'agriculture comme le péché originel, croient que nous devrons retourner à une société de cueilleurs-chasseurs, bien qu'ils ne soient pas complètement clairs sur ce qu'ils envisagent pour la population actuelle qui ne pourrait être maintenue par une telle économie. D'autres, pour ne pas être en reste, présentent des arguments éloquents qui démontrent que le développement du langage et de la pensée rationnelle étaient la véritable source de nos problèmes. D'autres encore prétendent que l'espèce humaine est si incorrigiblement mauvaise qu'elle devrait s'anéantir altruistement pour sauver le reste de l'écosystème mondial.

Ces fantaisies comprennent tant de contradictions évidentes qu'il est à peine nécessaire de les critiquer en détail. Leur rapport avec les véritables sociétés du passé est discutable; en tout cas elles n'en ont presque aucun avec les possibilités actuelles. Même si nous supposons que la vie fût mieux à telle ou telle époque antérieure, il faut commencer à partir de notre situation actuelle. La technologie moderne est si entrelacée avec tous les aspects de notre vie qu'elle ne peut être interrompue brusquement sans produire un chaos mondial qui anéantirait des milliards de gens. Les gens post-révolutionnaires décideront sans doute de réduire la population humaine et de supprimer certaines industries, mais cela ne peut se faire du jour au lendemain. Il faut considérer sérieusement comment nous aborderons tous les problèmes pratiques qui se poseront dans l'intérim.

Si jamais nous nous trouvons devant telles questions pratiques, je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par moyens techniques; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient habituellement un fort pourcentage de la population; ou se résigner à ne jamais aller voir ou communiquer avec les gens dans d'autres régions du monde à moins qu'on puisse y aller à pied; ou rester là sans rien faire alors que les gens meurent des famines qui pourraient être prévenues par le transport mondial des vivres.

Le problème, c'est que dans l'intervalle [= avant que ces questions-là se poseront pratiquement dans une situation révolutionnaire] cette idéologie de plus en plus à la mode détourne l'attention des problèmes et des possibilités réels. Un dualisme manichéen simpliste (la nature est Bonne [le Bon?], la technologie est Mauvaise [le Mal?]) permet aux gens de ne pas relever des processus historiques et dialectiques compliqués; c'est tellement plus facile de rejeter la responsabilité de tous les maux sur quelque mal primordial, quelque [sorte de] diable ou péché originel. Ce qui a commencé comme une mise en question légitime d'une foi [confiance] excessive en la science et la technologie finit par devenir une foi désespérée et encore moins justifiée en le retour d'un paradis primitif, tandis qu'on [qui a pour résultat qu'on] n'attaque le système présent que dans une façon abstraite et apocalyptique.*

_____ (*Fredy Perlman, auteur d'une des expressions les plus absolutistes de cette tendance : Against His-story, Against Leviathan ! (Black & Red, 1983), a fourni la meilleure critique de lui-même dans son livre précédent sur C. Wright Mills, The Incoherence of the Intellectual (Black & Red, 1970) : « Cependant même si Mills rejette la passivité avec laquelle les hommes acceptent leur propre fragmentation, il ne lutte plus contre elle. L'homme cohérent et autodéterminé devient un être exotique qui a vécu dans un passé lointain et dans des circonstances matérielles extrêmement différentes. (...) Il ne s'agit plus d'un programme de la droite qui pourrait être opposé par un programme de la gauche, mais plutôt d'un spectacle extérieur qui suit son cours comme une maladie. (...) La fissure entre la théorie et la pratique élargit; les idéaux politiques ne peuvent plus se transformer en projets pratiques. » )


Les technophiles et les technophobes s'accordent [sont unis] en traitant la technologie en isolement d'autres facteurs sociaux, ne différant que dans leurs conclusions, [toutes les deux] également simplistes, que les nouvelles technologies sont automatiquement [en soi] libérantes [avantageuses] [@@ empowering = qui accroissent notre pouvoir ou (plus courramment) qui accroissent notre sens que nous avons le droit au pouvoir] ou automatiquement aliénantes. Tant [Aussi longtemps] que le capitalisme aliène toutes les productions humaines en buts autonomes qui échappent au contrôle de leurs créateurs, les technologies partageront cette aliénation et seront utilisées à la renforcer. Mais quand les gens se libéront de cette domination, ils n'auront aucun mal à rejeter les technologies nuisibles tout en en adaptant d'autres à des emplois salutaires.

Certaines technologies -- les nucléaires en étant l'exemple le plus évident -- sont en effet si follement dangereuses qu'on leur mettra fin sans tarder. Et beaucoup d'autres industries, qui produisent des marchandises absurdes, dépassées ou superflues, cesseront automatiquement avec la disparition de leurs raisons-d'être commerciales. Mais bien des technologies (l'électricité, la métallurgie, la réfrigération, la plomberie, l'impression, l'enregistrement, la photographie, les télécommunications, les outils, le textile, les machines à coudre, l'outillage agricole, les instruments chirugicaux, les anesthésiques, les antibiotiques, parmi des dizaines d'autres exemples qui viendront à l'esprit), quels que soient leurs présents usages abusifs, n'ont pas, ou presque pas, de défauts inévitables. Il ne s'agit que de les utiliser plus sagement, de les soumettre au contrôle populaire, d'y introduire quelques améliorations écologiques et de les reconcevoir [remodeler] pour de fins humaines plutôt que capitalistes.

D'autres technologies sont plus problématiques. On continuera à en avoir besoin à un certain degré, mais leurs aspects nuisibles et irrationnels seront supprimés graduellement, généralement par [selon/suivant] l'usure. Si l'on considère [l'industrie de] l'automobile dans son ensemble, y compris son infrastructure énorme (usines, rues, autoroutes, stations d'essence, puits de pétrole) et tous ses inconvénients et prix cachés (embouteillages, stationnement, réparations, assurances, accidents, pollution, destruction urbaine [destruction des villes]), il est évident qu'il y a une quantité d'autres méthodes [qui seraient] préférables. Il n'en est pas moins vrai que cette infrastructure est déjà là. [Mais cette infrastructure a quand même l'avantage d'exister déjà.] Il est à croire donc que la nouvelle société continuera à utiliser les voitures et les camions existants pendant quelques ans encore, tout en s'occupant d'abord du développement des moyens de transport plus pratiques pour les remplacer graduellement quand ils s'usent. Des véhicules personnels à moteurs non-polluants pourraient continuer indéfiniment dans les régions rurales, mais la plus grande part de la circulation urbaine (à part quelques exceptions telles que les voitures de livraison, les voitures de pompiers, les ambulances, les taxis à l'usage des handicapés) pourrait être dépassée par des formes diverses de transports en commun, permettant la conversion de bien des rues et des autoroutes en parcs, jardins, squares [= places sans voitures] et pistes cyclables. Les avions seront utilisés toujours pour les voyages intercontinentaux (rationnés s'il le faut) et pour certain envois urgents, mais l'abolition du salariat laissera aux gens le temps pour des modes de voyage moins pressés -- en bateau, par chemin de fer, à bicyclette ou à pied.

Ici comme ailleurs, il sera aux gens concernés [intéressés] d'expérimenter avec les possibilités différentes pour découvrir ce qui marche mieux. Dès que les gens pourront déterminer les buts et les conditions de leur propre travail, ils sortiront naturellement toutes sortes d'idées qui le feront plus bref, plus sauf [moins dangereux] et plus agréable; et ces idées, n'étant plus brevetées ni gardées avec vigilance comme « secrets commerciaux [industriels] », se répandront rapidement et inspireront encore plus d'améliorations. Avec l'élimination de mobiles commerciaux, les gens pourront [aussi] donner tout leur poids aux facteurs sociaux et écologiques ainsi qu'aux considérations purement quantitatives du temps de travail. Si, disons, la production des ordinateurs implique actuellement une certaine quantité de travail surexploité [dans des conditions misérables] et engendre une certaine quantité de pollution (bien moins cependant que celle engendrée par les industries traditionnelles [= littéralement : « de cheminées »]), il n'y a aucun lieu de croire que des meilleurs méthodes ne puissent être découvertes dès que les gens s'y appliquent [attaquent] -- très probablement précisément par un emploi judicieux de l'automatisation informatisée. (Heureusement, en général, plus une tâche est répétitive, plus elle est facile à automatiser.)

La règle générale sera de simplifier les fabrications [= les produits et les processus] fondamentales par [en utilisant] des façons qui favorisent la flexibilité optimum. Les techniques seront rendues plus uniformes et plus compréhensibles, pour que n'importe qui doué d'une formation générale minimale puisse effectuer des construction, des réparations, des modifications et d'autres opérations qui exigeaient autrefois des formations spécialisées. Les outils, les appareils, les matières premières, les pièces de rechange et les modules architecturels seront probablement standardisés et fabriqués en série, laissant les raffinements faits sur mesure à des petites « industries à domicile » et les aspects finaux et potentiellement les plus créatifs aux utilisateurs individuels. Dès que le temps ne sera plus l'argent, nous verrons peut-être, comme l'a voulu William Morris, une reprise des activités artisanales qui exigent beaucoup de « travail » minutieux [soigneux] par des gens qui aiment créer et donner, et qui se soucient de leurs créations et des personnes pour lesquels elles sont destinées.

Certaines communautés pourront choisir de garder une assez grande quantité de technologie lourde (mais sanitisée écologiquement, bien entendu); d'autres opteront peut-être pour des styles de vie plus simples, quoique appuyés [soutenus] par des moyens techniques pour faciliter cette simplicité, ou en cas d'urgence. Des génératrices solaires et des télécommunications reliées par satellite, par exemple, permettraient aux gens de vivre dans les bois sans besoin de lignes électriques ou téléphoniques. Si l'énergie solaire terrestre [?] et d'autres sources d'énergie renouvelables se montraient insuffisantes, d'immenses récepteurs solaires en orbite pourraient transmettre [= à la terre, par émission dirigée] une quantité pratiquement illimitée d'énergie non-polluante.

Par ailleurs, la plupart des régions du Tiers-Monde se trouvent dans la zone intertropicale où l'énergie solaire peut avoir la plus grande efficacité. Bien que leur pauvreté présentera quelques difficultés au début [d'une transition révolutionnaire], leurs traditions d'autarcie coopérative, ajoutées au fait qu'elles ne sont pas encombrées d'infrastructures industrielles dépassées, pourraient leur donner quelques avantages compensateurs quand il s'agira de créer des nouvelles structures plus écologiques. En tirant [puisant] sélectivement des régions développées les renseignements et les techniques qu'elles[-mêmes] pensent en avoir besoin, elles pourront sauter l'horrible stade « classique » de l'industrialisation et de l'accumulation du capital, pour passer directement à des formes d'organisation sociale post-capitalistes. D'ailleurs, l'influence ne sera pas forcément en sens unique : quelques-unes des expériences sociales les plus avancées dans l'histoire étaient réalisées pendant la révolution espagnole par des paysans illettrés vivant sous des conditions pratiquement tiers-mondistes.

Il faut souligner [ajouter] que les gens des régions développées n'auront pas besoin d'accepter une terne période transitionnelle « d'espérances baissées » pour permettre le rattrapage des régions moins développées. Cette erreur [idée fausse] très répandue découle de la supposition fausse que la plupart des produits actuels sont souhaitables et nécessaires -- ce qui impliquerait qu'une plus grande quantité pour d'autrui signifierait moins pour nous. En réalité une révolution dans les pays développés dépassera immédiatement tant de marchandises et tant d'affaires absurdes que même s'il y aurait une réduction temporaire de certains biens ou services, les gens vivront mieux que maintenant même sur le plan matériel (en plus de vivre bien mieux sur le plan « spirituel »). Dès que leurs propres problèmes immédiats seront réglés, bien des gens aideront avec enthousiasme les personnes qui sont moins fortunées [?]. Mais cette assistance sera volontaire, et pour la plupart elle ne comportera aucun sacrifice important. Donner du [son] travail ou des matériaux de construction ou du savoir-faire architectural pour que d'autres gens puissent bâtir des maisons pour eux-mêmes, par exemple, n'exigera pas que l'on démonte sa propre maison. La richesse potentielle de la société moderne ne consiste pas seulement en biens matériels, mais aussi en connaissances, idées, techniques, inventivité, enthousiasme, compassion et d'autres qualités qui s'accroissent en étant partagées.


Questions écologiques

Il va de soi qu'une société autogérée réalisera la quasi-totalité des revendications écologistes actuelles. Certaines de ces revendications sont essentielles pour la seule survie de l'humanité; mais pour des raisons esthétiques et éthiques, les gens libérés choisiront sans aucun doute d'aller bien au-delà de ce minimum et de favoriser une biodiversité riche.

Cependant, ce qu'il faut reconnaître c'est que nous ne pouvons débattre telles questions sans préjugés que dès que nous aurions supprimé les intérêts économiques qui sapent même les tentatives les plus minimales de défendre l'environnement (bûcherons craignant de perdre leur travail, la pauvreté chronique tentant des pays du Tiers-Monde de tirer profit de leurs forêts [tropicales humides], etc.).*

_____ (*Our Angry Earth : A Ticking Ecological Bomb, d'Isaac Asimov et Frederick Pohl, est parmi les résumés les plus convaincants de cette situation désespérée. Après avoir démontré la criante insuffisance des politiques actuelles pour en venir à bout, les auteurs proposent quelques réformes radicales qui pourraient renvoyer [à plus tard] les pires catastrophes; mais il est peu probable que de telles réformes seront effectuées tant que le monde continuera à être dominé par les intérêts contraditoires des États et des multinationales. )


Quand toute l'espèce humaine est blâmée pour la destruction écologique, on oublie les causes sociales précises. Les quelques personnes qui prennent les décisions importantes sont confondues [mises dans le même sac] avec la majorité impuissante. Les famines sont vues comme la revanche de la nature contre la surpopulation, comme des freins naturelles et inévitables -- comme s'il y avait quoi que ce soit de naturel dans la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International, qui obligent les pays du Tiers-Monde à cultiver des produits à l'exportation plutôt que des aliments à [la] consommation locale. On inculque aux gens un sens de coupabilité pour leur emploi des voitures, en passant sous silence le fait que les compagnies automobiles ont créé une situation (en achetant [raflant] et puis sabotant les systèmes de transport électrique [?], en faisant pression pour la construction des autoroutes et contre les subventions des chemins de fer, etc.) où la plupart des gens ne peuvent se passer d'une voiture. La publicité spectaculaire conseille gravement tout le monde à réduire sa consommation de l'énergie (tout en incitant tout le monde à consommer toujours plus de n'importe quoi), bien que l'on aurait pu développer déjà plus qu'assez de sources d'énergie propre [non-polluante] et renouvable si les compagnies de combustibles fossiles n'avaient pas fait pression [avec succès] contre la subvention des recherches à cette fin.

Il ne s'agit pas de blâmer même les chefs de ces compagnies -- ils sont attrapés, eux aussi, dans des situations où il faut « croître ou mourir » qui les poussent à prendre telles décisions. Il s'agit d'abolir le système qui produit continuellement telles pressions irrésistibles.

Un monde libéré devrait avoir assez de place [à la fois] pour les communautés humaines et pour des régions sauvages qui seraient assez grandes pour satisfaire la plupart des écologistes profonds [de ceux qui se réclament de l'écologie profonde]. Entre ces deux extrêmes j'aime penser qu'il y aura toutes sortes d'interactions humaines avec la nature, qui seront imaginatives tout en étant soigneuses et respectueuses; que les gens coopéreront avec elle, travailleront avec elle, joueront avec elle, en créant des entremêlements bigarrés de forêts, fermes, parcs, jardins, vergers, ruisseaux, villages, villes...


L'épanouissement de communautés libres

Les grandes villes seront dispersées, espacées, « verdies » et réarrangées dans une variété de manières qui incorporont et dépasseront les visions des architectes et des urbanistes les plus imaginatifs du passé (qui étaient généralement limités par leur supposition de [croyance en] la permanence du capitalisme). Exceptionnellement, certaines grandes villes, surtout celles d'intérêt esthétique ou historique, conserveront ou même amplifieront leurs traits métropolitains, offrant [pourvoyant/donnant = pour qu'il y aura] ainsi de grands centres où les cultures et les styles de vie divers peuvent se rassembler.*

_____ (*Pour une abondance d'idées suggestives sur les avantages et les désavantages de différents genres de commuautés urbaines, passées, présentes et potentielles, je recommande deux livres : Communitas de Paul et Percival Goodman, et La Cité à travers l'histoire de Lewis Mumford. Celui-ci est une des études de la société humaines les plus perspicaces et les plus compréhensives [du monde/qu'on a jamais vue]. )


Certaines gens, s'inspirant des explorations « psychogéographiques » et des idées sur « l'urbanisme unitaire » des premiers situationnistes, construiront des décors complexes et modifiables conçus pour favoriser des dérives labyrinthiennes parmi des ambiances diverses -- Ivan Chtcheglov envisageait « une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs », « des pièces qui feront rêver mieux que des drogues », et les gens habitant chacun sa « cathédrale » personnelle (I.S. no. 1 [p. 19]). D'autres inclineront [peut-être] plutôt à la définition du bonheur d'un poète de l'Extrême-Orient : vivre dans une cabane à côté d'un ruisseau de montagne.

S'il n'y a pas assez de cathédrales ou de ruisseaux de montagne pour tout le monde, il faudra trouver quelques compromis. Mais il faut rappeler que si les endroits comme Chartres ou Yosemite [Yosémité ?] sont actuellement envahis de touristes, ce n'est qu'à cause de l'enlaidissement du reste de la planète. À mesure que d'autres régions naturelles sont revivifiées et que les habitats humains sont rendus plus beaux et plus intéressants, il ne sera plus nécessaire que quelques endroits exceptionnels reçoivent des millions de gens qui ont désespérément besoin d'échapper [loin de tout, pour laisser tous leurs ennuis derrière eux]. Au contraire, il est même possible que bien des gens seront attirés vers les régions les plus misérables, parce que celles-là seront les « nouvelles frontières » où auront lieu les transformations les plus passionnantes (démolition de bâtiments laids pour faire place à la reconstruction expérimentale [à partir de zéro]).

La libération de la créativité populaire engendra des communautés vives [animées/pleines d'entrain] qui surpasseront Athènes, Florence, Paris et d'autres centres célèbres d'autrefois, où la [pleine] participation était limitée à des minorités privilégiées. Tandis que quelques gens pourront mener une vie relativement solitaire et indépendante (les ermites et les nomades seront libres de vivre [se tenir] à part sauf pour quelques arrangements minimes avec les communautés voisines), la plupart des gens préféreront probablement le plaisir et la commodité de faire les choses ensemble, et ils établiront toutes sortes d'entités publiques [communautaires/municipales/du quartier] : ateliers, bibliothèques, laboratoires, cuisines, boulangeries, cafés, centres médico-sociaux, studios, salles de musique [= petites salles, pour pratiquer la musique], grandes salles [de concert, des fêtes, etc.], saunas, gymnases [salles de gymnastique], cours de recréation, foires, marchés aux pouces (sans oublier quelques endroits tranquilles pour contrebalancer toute cette socialité). Des patés de maisons pourront être transformés en ensembles plus unifiés, en reliant les bâtiments extérieurs avec des couloirs et des arcades et en enlevant les barrières entre les cours de derrière pour créer des espaces [cours/champs] centraux plus grands ([pour faire des] parcs, jardins, pouponnières). Les gens pourront choisir entre divers genres et divers degrés de participation, que ce soit, par exemple, de s'engager à faire la cuisine, la vaisselle ou le jardinage un ou deux jours par mois contre le droit de dîner dans une cafétéria commune, ou bien de cultiver la plupart de leur nourriture et de faire la cuisine pour eux-mêmes.

Dans tous ces exemples hypothétiques il importe de garder à l'esprit la diversité des cultures qui développeront. Dans une culture, la cuisine pourrait être vue comme une corvée qui doit être réduite autant que possible et partagée strictement; dans une autre, elle pourrait être une passion générale ou bien un rituel social estimé qui attira plus qu'assez de volontaires enthousiastes.

Certaines communautés, comme le troisième paradigme dans Communitas (en faisant abstraction du fait que les schémas des Goodman présument toujours l'existence de l'argent), pourront maintenir une distinction nette entre le secteur de gratuité et le secteur des luxes. D'autres pourront développer des formes sociales plus organiquement intégrées, plus comme le deuxième paradigme du même livre, visant une unité maximum de production et de consommation, d'activité manuelle et intellectuelle, d'éducation esthétique et scientifique, d'harmonie sociale et psychologique, même au prix de l'efficacité purement quantitative. Le style du troisième paradigme pourra convenir mieux comme forme transitionnelle au début, quand les gens ne seront pas encore habitués aux nouvelles perspectives et voudront quelque système de référence économique [fixe] pour leur donner un sens de sécurité contre les abus éventuels. À mesure que les gens enlèvent les défauts du nouvel système et développent plus de confiance mutuelle, ils tendront probablement vers le style du deuxième paradigme.

Comme dans les fantaisies charmantes de Fourier, mais sans ses excentricités et avec beaucoup plus de flexibilité, les gens pourront s'engager dans un grand choix d'activités suivant des corrélations complexes d'affinités. Une personne pourra être un membre régulier de certains groupements permanents (groupe d'affinité, conseil, collective, quartier, ville, région) tout en ne participant que temporairement à divers projets particuliers (comme le font actuellement les gens dans des clubs, des réseaux des passionnés de tel ou tel hobby, des associations d'entraide, des groupes se souciant de telle ou telle question sociale, des projets de coopération temporaire [comme l'édification d'une grange par tous les gens du voisinage@nn@]). Les assemblées locales pointeront les offres et les demandes [des individus et des groupes]; feront connaître les décisions d'autres assemblées et l'état de développement des projets en cours et des problèmes [qui ne seront] pas encore résolus; et établiront des bibliothèques, des standards [= téléphoniques ou autre] et des réseaux informatiques pour recueillir et disséminer toutes sortes de renseignements et pour joindre [lier] les gens de goûts semblables. [CF. Ratgeb pp. 105-106] Les médias seront à la disposition de tout le monde, permettant à chacun d'exprimer ses propres projets, problèmes, propositions, critiques, enthousiasmes [passions], désirs, visions. Les arts et les métiers traditionnels continueront, mais seulement comme une facette des vies continuellement créatives. Les gens prendront toujours part -- et avec plus d'entrain que jamais -- aux sports et aux jeux, aux foires et aux festivals, à la musique et à la danse, à l'amour et à « l'élèvement » [?= le fait d'élever] des enfants, à la construction et au remodelage, à l'enseignement et à l'apprentissage, au camping et aux voyages; mais on verra développer également de nouveaux genres et arts de la vie que nous autres [de l'époque présente] ne pouvons guère imaginer.

Plus qu'assez de gens seront attirés aux projets socialement nécessaires, dans l'agronomie, la médecine, l'ingénierie, les innovations pédagogiques [dans les méthodes d'enseignement], la restauration écologique, etc., pour la seule raison qu'ils les trouvent intéressants et satisfaisants. D'autres préféreront des activités moins utilitaires. Certains vivront d'une manière assez tranquille et domestique [meneront une vie de famille tranquille/vie casanière tranquille]. Certains s'adonneront aux aventures hardies, ou meneront une grande vie de fêtes et d'orgies; d'autres se consacront à l'ornithologie [vont aller observer les oiseaux], ou à l'échange de publications individuelles, ou au collectionnement des bibelots pittoresques des temps pré-révolutionnaires, ou à n'importe quelle autre chose parmi un million [des milliers] d'activités possibles. Tout le monde peut suivre ses propres inclinations. Si quelques-uns sombront dans une existence passive de spectateurs, ils finiront probablement par s'[y] ennuyer et [par] essayer des activités plus créatives. Même s'ils ne le font pas, ce sera leur affaire; cela ne nuira à personne d'autre.

Si quelques-uns finiront par trouver trop insipide l'utopie terrestre [réalisée] et voudront vraiment échapper loin de tout, l'exploration et la colonisation du système solaire -- voire même à la longue peut-être la migration aux autres étoiles -- fourniront une frontière qui ne s'épuisera jamais.

Mais cela va également pour les explorations de « l'espace intérieur ». [l'espace du dedans? cf. Michaux]

  • * *


Des problèmes plus intéressants

Une révolution antihiérarchique ne résoudra pas tous nos problèmes; elle en éliminera simplement quelques-uns des [plus] anachroniques, ce qui nous laissera libres de nous attaquer à des problèmes plus intéressants.

Si ce texte semble négliger [ne pas tenir suffisamment compte de] le côté [les aspects] « spirituel » de la vie, c'est parce que je voulais souligner quelques questions matérielles de base qui sont souvent oubliées. Mais ces questions matérielles ne sont que l'ossature. Une société libérée sera basée beaucoup plus sur la joie et l'amour et la générosité spontanée que sur des règles rigides ou des calculs intéressés. Nous pouvons probablement obtenir un sens plus vif de sa réalité [what it might be like = de comment il serait (peut-être) de vivre dans une telle société] de [des/à des?] visionnaires comme Blake ou Whitman que des débats pédants sur les crédits économiques ou les délégués révocables.

J'imagine que quand les gens ne devront plus se soucier de leurs besoins matériels [de base/fondamentaux] et ne sont plus exposés à un déluge permanent de titillation commerciale, la plupart d'entre eux (après des brèves bringues d'excès des choses dont ils étaient privés auparavant) trouveront la plus grande satisfaction dans des styles de vie relativement simples et peu encombrés. Les arts érotiques et gustatifs seront sans doute enrichis dans diverses façons, mais seulement comme facettes des vies pleines et bien équilibrées qui comprennent également une grande diversité d'activités intellectuelles, esthétiques et spirituelles.

L'éducation, ne se limitant plus au conditionnement des jeunes pour un rôle étroit dans une économie irrationnelle, deviendra une activité passionnée de toute sa vie. En plus des institutions d'enseignement formelles [= positives/« officielles »] qui puissent rester, les gens auront accès immédiat, via les livres et les ordinateurs, aux renseignements sur n'importe quel sujet qu'ils veulent explorer, et ils pourront obtenir de l'expérience pratique sur toutes sortes d'arts et de techniques, ou bien chercher n'importe qui pour l'instruction ou la discussion -- comme les anciens philosophes grecs se débattant dans la place du marché, ou les moines chinois médiévaux errant dans les collines à la recherche du maître zen le plus inspirant.

Les aspects de la religion qui ne servent que d'évasions psychologiques de l'aliénation sociale dépériront, mais les questions fondamentales qui ont été exprimées d'une façon plus ou moins déformée dans la religion resteront. Il y aura toujours des peines [douleurs/souffrances] et des pertes, des tragédies et des frustrations, les gens affronteront toujours la maladie [les maladies], la vieillesse et la mort. Et dans le processus de chercher le sens de tout cela, s'il y en a, et comment savoir s'y prendre avec cela, quelques-uns redécouvriront ce que Aldous Huxley, dans La philosophie éternelle, appelle « le plus haut facteur commun » de la conscience humaine. [L'édition française donne « le Plus Grand Commun Diviseur ».]

D'autres cultiveront peut-être des sensibilités esthétiques exquises comme [l'ont fait] les personnages dans Le dit de Genji de Murasaki, ou développeront des subtils genres métaculturels comme les « jeux des perles de verre » dans le roman de Hermann Hesse (libérés [bien sûr] des limitations matérielles qui limitaient auparavant telles activités à des élites minuscules).

J'aime penser [imaginer] que comme ces activités diverses sont alternées, combinées et développées, il y aura une tendance générale vers la réintégration personnelle envisagée par Blake, et vers les véritables rapports « Je-Tu » envisagés par Martin Buber. Une révolution spirituelle permanente où la communion joyeuse n'exclut pas une riche diversité ni des « affrontements généreux ». Feuilles d'herbe, où Whitman projetait ses espoirs sur les potentialités de l'Amérique de son temps, évoque peut-être mieux que n'importe quoi d'autre l'état d'esprit expansif de telles communautés d'hommes et de femmes réalisés, travaillant et jouant avec extase, aimant et flânant, se promenant sans se presser sur le chemin ouvert [la piste ouverte/la grande route] et sans fin.

Avec la prolifération des cultures en développement et mutation permanents, les voyages pourraient redevenir des aventures imprévisibles. Le voyageur pourra « voir les cités et apprendre les moeurs de bien des peuples différents » [CF/## commencement de l'Odyssée : « De bien des hommes il visita les villes et s'enquit de leurs moeurs » / "qui visitait les villes et connait les moeurs de tant d'hommes"] sans les dangers ni les déceptions que devraient accepter les vagabonds et les exploreurs d'autrefois. Dérivant de milieu en milieu, de rencontre en rencontre; mais s'arrêtant de temps en temps, comme les [ces] formes humaines à peine visibles dans les paysages chinois, simplement pour regarder dans l'immensité, se rendant compte que tous nos faits [gestes] et dires ne sont que des rides [ondulations] à la surface d'un univers vaste et insondable.

Voilà seulement quelques suggestions [allusions]. Nous ne sommes pas limités aux sources d'inspiration radicales. Toutes sortes d'esprits créateurs du passé ont manifesté ou envisagé quelques-unes de nos possibilités presque illimitées. Nous pouvons puiser [tenir des idées] de n'importe qui d'entre eux, tant que nous prenons soins de dégager les aspects pertinents de leur contexte aliéné originel.

Les plus grands ouvrages ne nous disent pas tellement quelque chose de nouvel qu'elles ne nous rappellent des choses que nous avons oubliées. Nous avons tous [eu] des indications [des expériences/une idée/un sentiment] de ce que peut être la vie [de] la plus riche [at its richest = réalisée, à son mieux] -- des souvenirs de la première enfance, quand les expériences étaient encore fraîches et non refoulées, mais aussi [de temps en temps] quelques moments ultérieurs d'amour ou de camaraderie ou de créativité enthousiaste, moments où nous mourons d'impatience de nous lever pour reprendre quelque projet, ou simplement pour voir ce qu'amenera le nouvel jour. Extrapoler de tels moments nous donne probablement la meilleure idée de ce que puisse être le monde entier. Un monde, comme Whitman l'envisage,

Où les hommes et les femmes font peu de cas des lois,

Où l'esclave n'est plus, et le maître n'est plus,

Où le peuple se soulève immédiatement contre l'inépuisable impudence des élus,

Où les enfants sont appris à ne connaître d'autre loi que la leur, et à se fier à eux-mêmes,

Où l'équanimité s'illustre [se manifeste] dans les affaires,

Où sont encouragées les spéculations sur l'âme,

Où les femmes participent aux processions à côté des hommes dans la rue,

Où elles entrent comme eux dans les assemblées publiques, prenant place à côté d'eux (...)


Montent les formes majeures !

Formes de la Démocratie absolute [totale], produit des siècles,

Formes projetant toujours d'autres formes [nouvelles],

Formes de villes turbulentes et viriles,

Formes des amis et des pourvoyeurs de foyers [asiles? @@] de toute la terre,

Formes embrassant la terre et embrassées par la terre entière.

[## « Song of the Broad-Axe » in Feuilles d'herbe, après « Calamus » et avant « Birds of Passage »]


[CF: Où les hommes et les femmes pensent légèrement aux lois;

Où l'esclave cesse d'être un esclave, le maître d'être un maître;

Où le peuple se lève, unanime contre l'incessante audace des élus; (...)

Où les enfants apprennent à être la loi vivante d'eux-mêmes, et à dépendre de Soi;

Où l'égalité s'illustre de faits;

Où la croyance critique à l'âme est entretenue;

Où les femmes se joignent aux manifestations des rues, et marchent comme les hommes;

Où elles pénètrent dans les assemblées et prennent rang comme les hommes. (...)


La grande forme surgit!

Forme multiple de la Démocratie intégrale; effort accompli du bras des siècles façonnant l'univers;

Forme éternelle matrice de formes nouvelles;

Forme mâle des turbulantes cités;

Forme des amis, des hôtes aux gestes d'accueil vers la terre toute;

Forme, dont l'étreinte fortifie le monde, et que fortifie l'étreinte de toute humanité...

["Le Chant de la hache", trad. Vielé-Griffon, NRF, ed. Larbaud, pp. 115...]

[CF: Ce ne sont pas (...) qui font la qualité d'une grande ville (...)

Mais là où la législation est légère aux hommes commes aux femmes,

Mais là où l'esclave ni l'esclav[ag]iste n'ont plus cours,

Mais là où la populace spontanément se soulèvera contre l'inépuisable impudence des élus, (...)

Mais là où les enfants reçoivent dans l'enseignement la légitimité comme la légalité de leur autonomie,

Mais là où l'équanimité s'illustre concrètement dans la vie des affaires,

Mais là où sont encouragées les spéculations sur l'âme,

Mais là où les femmes participent aux processions à côté des hommes dans la rue,

Mais là où elles entrent comme eux dans les assemblées publiques, prenant place à côté d'eux. (...)


Montent les formes majeures !

Formes de la Démocratie absolue, produit des siècles,

Formes constamment renouvelées par la projection d'autres formes,

Formes de turbulentes villes masculines,

Formes des amis et pourvoyeurs d'asiles de la planète,

Formes régénérant la terre et régénérées par la terre entière.

[« La hache à lame large », trad. J. Darras (éd. Cahiers Rouge, vol. 2, pp. 83-84, 90).]