Lakey, George - 10 mythes sur la lutte nonviolente

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Quand la violence rencontre la non-violence, laquelle des deux l’emporte ?

Traduction et mise en page : Agir pour la Paix & Quinoa ASBL

Editrice responsable : Zoï Dethier, Maison de la Paix,

Rue Van Elewyck 35, 1050 Ixelles Bruxelles

Texte original : George Lakey, The Sword That Heals,

Training for change, Philadelphia, 2001

En téléchargement libre sur agirpourlapaix.be & quinoa.be

Creative Commons CC BY-SA

2017


10 MYTHES SUR LA LUTTE NON-VIOLENTE

George Lakey

Réaction au livre Pacifism As Pathology (Le pacifisme comme pathologie) de Ward Churchill


Préface

Agir pour la Paix est une association belge d’éducation populaire antimilitariste et pacifiste, qui oeuvre et milite pour que les conflits politiques soient gérés sans violence et sans la menace d’y recourir. Ses deux campagnes actuelles visent plus particulièrement la dénucléarisation de la Belgique (une vingtaine de bombes nucléaires étasuniennes sont toujours présentes sur le sol belge) et du monde, ainsi qu’une réglementation la plus restrictive possible du commercedes armes au sein de l’Union européenne ; par la sensibilisation, le plaidoyer et l’action directe non-violente.

Quinoa est une association belge d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire dont la mission est d’accompagner les citoyen-ne-s dans une réflexion critique sur les inégalités mondiales, et dans le renforcement de leurs capacités à s’engager pour un monde plus juste et plus durable.

Cette mission se décline en actions de sensibilisation, de formation, et de mobilisation.

Chacune à sa manière, nos deux associations contribuent tant à accompagner une réflexion critique sur l’hégémonie du capitalisme néo-libéral mondialisé (destructeur, meurtrier et colonisateur de la planète entière selon notre analyse), qu’à soutenir des collectifs en résistance et des alternatives à ce système.

Au sein des réseaux altermondialistes dans lesquels nous nous inscrivons, nous percevons un recours croissant à l’action directe. Parallèlement à celui-ci, le choix de son caractère non-violent fait régulièrement débat et soulève diverses questions, dont celles-ci :

• Face à la violence structurelle dont les manifestations se multiplient et se diversifient, comment déterminer ce qui est violent et ce qui ne l’est pas ? Et, question corollaire, quelles balises mettre à l’action directe dite « non-violente » ?

• Les diverses formes de contestation étant de toutes façons chaque fois plus souvent ignorées, voire criminalisées, à quel point cela vaut-il encore la peine de faire l’effort de la non-violence ?…

Un jour, nous avons découvert cet essai de Training for Change1, et avons eu à coeur de le traduire pour le partager aux francophones.

En effet, si une profonde réflexion sur les stratégies à adopter dans cette quête d’un monde meilleur nous


1. Voir bref descriptif inclus dans la note sur l’auteur.


semble cruciale, selon nous, trop rares sont les ouvragesqui défendent un choix sans pour autant blâmer et mépriser obstinément l’option inverse. Adepte assumé de l’action non-violente, George Lakey a le mérite d’oser ouvrir le débat en prenant le temps de considérer consciencieusement les arguments en faveur de la lutte violente. Particulièrement documenté sur l’histoire des luttes de son pays, il amplifie par ailleurs le champ de vision de ses concitoyen-ne-s à travers une multitude d’exemples glanés aux quatre coins du globe, conférant ainsi à son texte une dimension internationale.

Par sa traduction en français, nous voulons proposer un « produit frais » pour nourrir le débat, qui n’est visiblement pas près de perdre son actualité… Nous vous en souhaitons bonne lecture.


Avis aux lecteurs-rices :

Dans son texte original, George Lakey a fait la démarche de « dé-genrer/neutraliser » la formulation, les rares fois où cela était nécessaire pour maintenir une forme inclusive de tous les genres. Nous avons donc choisi de rester fidèles à sa posture : en français, la norme masculine étant particulièrement prégnante, le texte est jonché de tirets et néologismes pour y parer. Qu’à cela ne tienne: l’effort que cela peut éventuellement représenter à la lecture nourrira la réflexion sur les thèmes précisément abordés par l’auteur…


Ward Churchill, Pacifism as Pathology: Reflections on the Role of Armed Struggle in North America, Winnipeg, Canada : Arbeiter Ring, 1998, 176p.


Le livre de Ward Churchill, Pacifism as Pathology, est devenu une référence importante pour beaucoup des nouveaux-elles activistes qui ont fait la une desjournaux à « la bataille de Seattle »2, à Washington D.C., à Philadelphie, à Los Angeles, à Prague, ainsi que dans d’autres conflits nés de l’injustice économique et sociale.

Ward Churchill, écrivain prolifique et professeur d’études ethniques à l’université du Colorado, est activiste au sein de plusieurs groupes, dont l’American Indian Movement.

Pendant que je fréquentais les nouveaux activistes, j’ai décidé d’écrire une réponse à son livre. En février 2001, à Boulder, j’ai eu la chance de participer à un débat public avec lui. Nous avons dialogué de façon animée et positive ;


2. NdT : manifestations et actions altermondialistes qui provoquèrent la clôture du sommet de l’OMC à Seattle en 1999.

certaines personnes du public ont d’ailleurs émis des remarques valorisantes sur le constat que deux « vieux » activistes avec de réelles divergences d’opinions pouvaient échanger comme des alliés, alertes à l’émergence de terrains d’entente.

Ward et moi sommes tous deux à la recherche de sources de pouvoir qui soient suffisamment fortes pour briser les chaînes de l’injustice et de l’oppression, tout en contribuant à la guérison de cette Terre traumatisée et de sa population méprisée. Le titre de cet essai*1m’a été inspiré par les écrits de Martin Luther King, selon qui l’action non-violente est une « épée qui guérit ». Je commencerai par mentionner mes points d’accord avec Ward, puis remettrai en question certaines des affirmations qu’il émet dans son livre.


  • NdT: Le titre original de cet essai est «L’épée qui guérit» («The Sword That Heals»)

Novembre 2016 : Rassemblé-e-s par l’appel de TTIP Game Over, des activistes anti-CETA se badigeonnent de peinture et passent les barrières placées devant le Conseil européen à Bruxelles, pour s’opposer à la signature de cet accord de libre échange entre l’Union européenne et le Canada, parce qu’il menace gravement la démocratie.


Mes points de convergence avec Ward Churchill


Nous sommes d’accord sur le fait que le monde connaît d’énormes injustices, est exploité et engagé dans une voie sans issue en ce qui concerne les besoins de la planète.

Nous avons personnellement ressenti l’oppression d’avoir grandi au sein de la classe ouvrière, ses origines indigènes et mon homosexualité ayant encore renforcé la dureté et les souffrances causées par l’oppression. Nous ne nous faisons aucune illusion quant au capitalisme, aux structures autoritaires ultra-hiérarchisées, ou vis-à-vis de l’Empire meurtrier américain.

Après examen des résultats obtenus par les mouvements sociaux de la deuxième moitié du siècle dernier, je partage la déception de Ward sur le fait que les mouvements, qui selon les militants non-violents ont eu du succès, n’aient pas eu plus grande portée. Malgré les avancées significatives du mouvement pour la défense des droits civiques en matière d’accès au logement, de droit de vote et de discrimination positive, le racisme est toujours endémique aux États-Unis. Même si le mouvement antinucléaire a pu mettre un terme à la construction de nouvelles centrales dans notre pays, cette industrie continue de vanter ses centrales meurtrières à l’étranger et d’empoisonner les habitant-e-s avec ses déchets nucléaires. Bien que le mouvement anti-guerre au Vietnam soit parvenu, avec succès, à créer un « syndrome du Vietnam » limitant ainsi l’action des détenteurs du pouvoir3, l’Empire étasunien poursuit ses interventions militaires à l’étranger, ce qui lui confère aujourd’hui le titre mondial de meurtrier numéro un.

Bien que, comme Ward, je sois déçu que ces mouvements-ci et d’autres n’aient pas réussi à accomplir davantage, je différerais de lui en célébrant les avancées que nous avons obtenues. Je crois que nous, les activistes, évoluons mieux par un mélange d’autocritique et d’affirmation de soi qu’uniquement en nous auto-blâmant.

Je conviens aussi que les pacifistes sont parfois suffisant-e-s, moralisateurs-trices, peu ouvert-e-s à un réel débat pragmatique concernant les lignes de conduite à suivre et préfèrent se cacher derrière une idéologie morale plutôt que d’oser une considération des alternatives avec un esprit ouvert.

Ward fait remarquer que les activistes non-violente-s sont reconnu-e-s pour prendre de réels risques, pouvant même aller jusqu’à sacrifier leur vie pour un changement social. En même temps, de nombreuses manifestations non-violentes se sont contentées d’un rôle de simples témoins et d’arrestations symboliques, minimisant ainsi le risque encouru et leur impact. Je suis d’accord avec cette critique.

3. Le syndrome du Vietnam eut, entre autres impacts, celui de dissuader Ronald Reagan d’envoyer les troupes américaines envahir le Nicaragua, dissuasion intensifiée par la menace lancée via le Pledge of Resistance (l’engagement de Résistance) de créer des perturbations généralisées et de déclencher un tumulte public.


J’admets également qu’exclure de manière dogmatique la lutte armée plutôt que de considérer les avantages et inconvénients d’une combinaison de tactiques violentes et non-violentes ne contribue pas à la création d’une stratégie.

Lors du débat à Boulder, j’ai insisté sur le fait qu’une stratégie et une vision sur le long terme étaient ce dont notre mouvement avait le plus besoin.

Je suis d’accord avec Ward sur le fait qu’une bonne réflexion sur la lutte doit être pragmatique : quels sont les moyens les plus susceptibles d’alléger les souffrances, d’améliorer la justice et de créer une nouvelle société ?

Par conséquent, cet essai sera principalement basé sur le pragmatisme. Je répondrai aux réflexions de Ward en termes de réalités pratiques et concrètes. Je choisirai d’entrer en conflit avec certaines des hypothèses qu’il avance sur des aspects pragmatiques. Je remettrai parfois en cause son interprétation de l’histoire quant aux rapports de pouvoir en jeu au moment des faits. Je décrirai aussi certains des mouvements qui ont appris, au travers de leur propre expérience pragmatique, qu’ils pouvaient lutter de manière plus efficace par l’action directe non-violente plutôt que par la violence.


Des membres du mouvement Nuit Debout se livrent à des réflexions nocturnes sur l’organisation et la stratégie. Né le 31 mars 2016 en France à la suite d’une manifestation contre la « loi travail », ce mouvement citoyen et pluriel propose de construire une « convergence des luttes », élargissant son refus de la loi travail (qui détricote les droits des salarié-e-s) à la contestation globale des institutions politiques et du système économique. Mouvement se voulant sans leader ni porte-parole, les prises de décisions s’y font par consensus lors d’assemblées générales.

Photo : Collectif Krasnyi - Frédéric Hérion


On recherche : une stratégie pour une révolution violente aux États-Unis


Ward écrit que son objectif est de démystifier le pacifisme et de remettre en question son arrogance morale.

Il affirme ne pas tenter de mettre en place une stratégie de lutte armée aux États-Unis, que ceci est une autre histoire.

Jusqu’ici, les mouvements de la « révolution violente » et de la « révolution non-violente » en sont en fait au même point : aucun des deux ne possède de stratégie explicite pour les États-Unis. Il y a un besoin urgent de développer une pensée stratégique tant au sein des partisan-e-s d’une lutte armée que de celles et ceux de la lutte non-violente.

La dernière fois que des activistes ont sérieusement envisagé une « révolution » aux États-Unis (fin des années 1960), l’écrivain et activiste socialiste Martin Oppenheimer s’est retrouvé confronté, dans des discussions publiques, à des leaders activistes qui prônaient la violence mais ne pouvaient s’entendre sur une stratégie commune. Afin de les aider et de s’aider lui-même, il a écrit un livre, The Urban Guerrilla4, dans lequel il développe deux stratégies différentes ayant recours à la lutte armée et les analyse en termes de conséquences probables. D’un point de vue pragmatique, ces stratégies de lutte armée furent toutes deux un désastre pour la démocratie et la justice.

Pour les activistes qui font plus que seulement s’exprimer et veulent une réelle transformation, le besoin de

4. (Chicago : Quadrangle Books, 1969).

Notre mouvement nécessite une stratégie.


créer une stratégie persuasive pour la révolution utilisant la lutte armée n’a jamais été aussi grand. Cette stratégie n’existe pas encore.

La manière dont nous développons une stratégie est influencée par nos hypothèses sur le fonctionnement du monde ; c’est pourquoi comparer nos hypothèses peut s’avérer utile. Même un grand nombre d’arguments justifiant ces hypothèses ne remplacera pas le travail acharné que demande la création d’une stratégie. Puisque beaucoup des nouvelles-eaux activistes sont basé-e-s dans des facultés et universités et que la plupart d’entre elleux sont aisé-e-s et peuvent consacrer le temps nécessaire à l’accomplissement de ce travail difficile, j’espère qu’illes relèveront le défi !


Considérons toutes les options, de la non-violence à la lutte armée.


Dans ce chapitre, il est question de saisir l’énergie rebelle du moment. L’Ensemble Zoologique de Libération de la Nature illustre assez bien ce qui fonctionne actuellement à Bruxelles en matière d’activisme. Avec leurs actions éclair, ces animaux survoltés déboulent sur les lieux d’institutions politiques, de lobbies et de multinationales pour y déverser feuilles, pétales, légumes pourris et graffitis sous le slogan « Nous sommes la nature qui se défend ! ». En effet, leurs actions ciblent différents acteurs qui font entrave à la justice sociale et climatique. Avec plus de 3 millions de vues, la vidéo de leur action contre Bayer-Monsanto a remporté un franc succès sur les réseaux sociaux.

Photo : Jérome Peraya

1. Le pacifisme est-il une évidence pour les progressistes aux États-Unis ?


Dans son livre, Ward soutient que le pacifisme constitue l’idéologie de l’action politique non-violente et est une évidence pour les progressistes de l’Amérique du Nord conventionnelle. S’il veut dire que l’action non-violente est construite de la même manière que la plupart des progressistes élaborent leurs campagnes nationales pour le changement, je suis en désaccord avec lui.

Il y a quelques années, j’ai été appelé à Washington D.C. pour prendre part à une grande coalition progressiste oeuvrant pour une législation qui aiderait les pauvres et les travailleurs-euses. Leur campagne échouait et les membres voulaient que je les aide à mettre au point une série de manifestations non-violentes. Ma première question au groupe des leaders nationaux fut : Où est l’énergie rebelle dans votre coalition?

Un long silence s’ensuivit.

Finalement, ils se mirent à raconter l’histoire des différents groupes militants ayant quitté la coalition, désenchantés.

En résumé, il n’y avait plus d’énergie rebelle. « Dans ce cas, ai-je déclaré, cette réunion sera de courte durée. Vous ne pouvez mener une action directe non-violente percutante sans énergie rebelle. Vous avez mené cette campagne comme une opération de lobbying conventionnel et vous ne pouvez pas, à la dernière minute, changer d’orientation et devenir un mouvement protestataire non-violent ! »

Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. Les

Il n'’existe pas de stratégie pragmatique pour une révolution violente aux États-Unis.


formes d’engagement les plus largement répandues chez les leaders progressistes en Amérique du Nord sont les méthodes conventionnelles telles que les campagnes électorales, le plaidoyer, les procès, les pétitions, les envois de lettres ciblés, les relations publiques, etc., plutôt que l’action non-violente. Cela a toujours été le cas. Lorsque Martin Luther King a commencé à devenir connu en tant que leader pour les droits civiques, les groupes préétablis espéraient que lui et ses tactiques non-violentes disparaissent : ils avaient plus confiance dans les actions en justice et le plaidoyer.

De nos jours, même le mouvement syndical, issu du militantisme du XIXe siècle, préfère soutenir les candidats électoraux plutôt que les grèves.

Il est compréhensible que Ward et moi ne soyons pas d’accord sur ce sujet car nous utilisons les mêmes mots pour des observations différentes. Dans son ouvrage, Ward utilise les termes « pacifisme », « non-violence » et « révolution non-violente » de manière interchangeable, alors qu’ils diffèrent considérablement dans la pratique.

La non-violence, ou comme je préfère l’appeler, l’action non-violente, est principalement utilisée au niveau de la base, quand les gens ont besoin de « l’énergie de la rue » pour atteindre un objectif. Les manifestations, les sit-ins, les occupations, les grèves, les boycotts : il existe beaucoup de méthodes d’action non-violente dont on parle de manière quotidienne dans les journaux et qui sont utilisées par

Mais les activistes ont toujours recours à l’'action non-violente, surtout parce qu’'elle porte souvent ses fruits.


les populations car elles fonctionnent souvent mieux que les moyens conventionnels tels que le plaidoyer et les pétitions.

Comme je l’ai déjà dit, les syndicats n’ont pas inclus l’action directe non-violente dans leurs pratiques mais les activistes de la base y ont souvent recours parce qu’elle fonctionne souvent bien pour sauver des arbres, obtenir des logements pour les sans-abris, forcer des modifications de politiques relatives au Sida ou encore obliger les fabricants de vêtements à cesser de travailler avec des ateliers clandestins.

Aux États-Unis, l’action non-violente est principalement utilisée par la classe ouvrière et les pauvres, davantage par les personnes de couleur que par les Blanc-he-s et davantage par les jeunes que par les personnes plus âgées.

Même si la majeure partie des actions non-violentes est menée par des organisations communautaires issues de la classe ouvrière, d’autres groupes tels que des syndicats, des lesbiennes et des gays, des personnes handicapées, des écologistes, des étudiant-e-s, etc., ont eu recours à ce type d’action.

Le « pacifisme », quant à lui, est une idéologie, un système de convictions qui soutient qu’il est immoral de blesser ou de tuer quelqu’un pour atteindre son but. Pour les pacifistes, même des objectifs louables ne peuvent justifier le fait de tuer. Aussi, leur compréhension du rapport de causes à effets implique que les objectifs louables naissent de moyens louables, comme un bon gâteau naît de bons ingrédients. Illes pensent que la moralité et le bon sens exigent que « nous vivions le changement que nous voulons voir ».

Les pacifistes probablement les plus connus aux États-Unis sont Martin Luther King Junior, César Chavez – qui a fondé et mené le United Farmworkers (Syndicat des ouvriers agricoles) – et Mohandas K. Gandhi.

Une grande majorité de celles et ceux qui s’engagent dans l’action non-violente aux États-Unis ne sont pas pacifistes. Le Dr. King savait pertinemment que la plupart des Afro-Américains qui ont risqué leur vie dans ses luttes ne croyaient pas au pacifisme ; ils eurent recours à l’action non-violente parce que la situation s’y prêtait. Et il y a beaucoup de pacifistes qui ne s’impliquent que rarement, voire jamais, dans l’action non-violente, ne descendent pas dans la rue, ne font pas de grèves ni d’actions de désobéissance civile. C’est pourquoi confondre le « pacifisme » et la « non-violence », comme le fait Ward, sème la confusion plus que ne clarifie.

Confondre « action non-violente » et « pacifisme » avec « révolution non-violente » embrouille encore davantage.

Le Manifesto for Nonviolent Revolution5, le document le plus largement plébiscité sur cette position, est bien plus radical que la plupart de celles et ceux qui ont recours à

5. Ce document fut rédigé à partir d’un processus collectif international et publié dans diverses langues. George Lakey, A Manifesto for Nonviolent Revolution (Philadelphie : Movement for a New Society, 1976), réédité par Richard Falk, Samuel Kim, Saul Menddlovitz, eds, Toward a Just World Order (Boulder, Colo.; Westview Press, 1982) p. 638-652.


l’action non-violente ou que ce que les pacifistes ne sont prêt-e-s à faire. Le manifeste exige la fin du capitalisme des entreprises, du système d’États-nations et de la destruction de l’environnement. Il dénonce le patriarcat, le racisme et autres systèmes d’oppression sociale. Il projette la vision d’un ordre social profondément différent où la liberté s’épanouit, les entreprises économiques sont démocratiques et les humains vivent en paix avec la planète. Beaucoup plus radical que le marxisme-léninisme, ce manifeste cherche à tirer les leçons des échecs de la gauche afin de suggérer des approches nouvelles et créatives pour le futur.


2. Les Juif-ve-s assassiné-e-s pendant l’'holocauste étaient-illes non-violent-e-s ?

Dans certains cas extrêmes, on peut réellement se demander quelle serait l’alternative non-violente pour résister efficacement à l’opresseur. Pour exemple, nous voulons citer YPJ : ces femmes kurdes de l’Unité de défense féminine (en kurde : Yekîneyên Parastina Jin’), kalachnikov en main, opèrent une résistance massive face à Daech, dans le Rojava – le Kurdistan syrien, comme au Sinjar en Irak. Cette armée de femmes, militairement et politiquement auto-formée, porte haut le projet d’une société affranchie du patriarcat sous le slogan «Femmes ! Vie ! Liberté !»…

Photo : Bruno Deniel-Laurent, Wikipedia Commons


La conséquence la plus extrême et la plus douloureuse de la confusion entre les mots réside dans la description de Ward de l’expérience des Juif-ve-s durant l’Holocauste.

Tout d’abord, il exagère la passivité dont firent preuve les Juif-ve-s face à l’extermination. Or, il est très important d’honorer les Juif-ve-s courageux-ses qui ont lutté contre le génocide6. Ensuite, il soutient que les Juif-ve-s qui se résignaient au silence forcé ou qui restaient dans le déni faisaient de l’action non-violente ! « L’histoire nous offre peu de modèles comparables permettant d’évaluer l’efficacité de l’opposition non-violente à la politique de l’État, du moins en ce qui concerne l’ampleur et la rapidité avec lesquelles les conséquences furent subies par les Juif-ve-s passif-ve-s. »7

Toutes celles et ceux d’entre nous qui se sont engagé-e-s dans l’action directe non-violente connaissent la différence entre action et passivité. Joignez-vous à n’importe quelle discussion de travailleurs-euses qui essaient de décider s’il faut faire grève ou non et vous remarquerez la différence entre les personnes passives et actives. Rejoignez n’importe quelle communauté dont les membres se demandent s’illes doivent se battre contre une décharge de déchets toxiques

6. Pour en savoir plus sur la forte résistance non-violente exercée par les Juifve-s contre les nazis, voir l’article de Yehuda Bauer dans l’encyclopédie « Protest, Power and Change » [1997], Roger Powers et William Vogele, p. 276-277.

7. Ward Churchill, Pacifism as Pathology, (cité p. 9 dans cet ouvrage), p. 37 .


La non-violence et le pacifisme sont deux choses différentes. La plupart des personnes qui utilisent l’'action non-violente ne sont pas pacifistes.

et vous vous rendrez compte de la différence entre les personnes passives et actives.

Dans les années 1930, Gandhi s’inquiétait des projets de l’Allemagne nazie et écrivit à un éminent rabbin de Berlin pour l’exhorter à organiser une résistance et à mobiliser autant de Juif-ve-s et d’allié-e-s que possible contre la menace. Chaque fois que Gandhi remarquait une attitude passive face à une situation injuste, il encourageait vivement qu’une résistance active et non-violente remplace la passivité.

En réalité, Gandhi était tellement opposé à la passivité qu’il préconisait que, si nous étions témoins d’une injustice et que les seules options envisageables étaient la passivité et la violence, nous options pour la violence ! Bien sûr, Gandhi croyait que dans la vie réelle, il existe toujours plus de deux options et que nous pouvons inventer des actions non-violentes qui soient efficaces.


L’'action non-violente n'’a rien à voir avec la passivité.

Il s’'agit plutôt d'une résistance active à l’'injustice.


3. Le succès d’une action non-violente ne dépend-il pas réellement des menaces de violence ou de la violence exercées par d’autres ?

Les divers succès obtenus jusqu’ici dans la lutte contre les Organismes Génétiquement Modifiés en Europe (controverse médiatique et débat public, moratoire sur la culture d’OGM, fermeture d’un laboratoire de recherche pro-OGM en Belgique, abandon de projets OGM de certaines multinationales...) doivent beaucoup aux mouvements anti-OGM, résolument non-violents. Or, il n’existe pas de mouvement parallèle utilisant la violence sur la même thématique. Ci-contre, des membres du Field Liberation Movement proposaient aux passant-e-s, devant le Parlement européen à Bruxelles, de s’entraîner à faucher des plans de maïs génétiquement modifiés. Après un contrôle d’identité relativement tendu, la pression est retombée, et il n’a pas fallu encourager longtemps ce policier pour qu’il ose faucher lui-même un plan de maïs devant ses collègues…

Photo : Cyprien Lepoivre


Ward soutient que les succès de la non-violence de la lutte indienne contre la Grande-Bretagne et lors du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis dépendaient en fait de la violence. Il pense que la Grande-Bretagne, épuisée militairement par la Seconde Guerre mondiale, ne pouvait perpétuer sa domination sur l’Inde par les armes et s’est donc rendue. La guerre a rendu l’indépendance de l’Inde possible. Le problème avec cet argument est que la Grande-Bretagne a pourtant conservé d’autres colonies bien après l’indépendance de l’Inde en 1948. L’un de ces dramatiques exemples en est la répression sans pitié de la Grande-Bretagne face à la rébellion Mau-Mau au Kenya, dans les années 1950, par le bombardement de villages.

La Grande-Bretagne avait conservé la capacité d’une réponse militaire majeure à une lutte armée pour l’indépendance mais n’était plus en mesure de maintenir sa domination face à une lutte non-violente pour l’indépendance.

Ce n’est pas la guerre qui a rendu l’indépendance de l’Inde possible, mais la non-coopération du peuple indien.

Dans le cas de la lutte étasunienne pour les droits civiques, au risque d’une simplification excessive, j’identifierais la courbe d’efficacité en termes d’atteinte d’objectifs concrets et tangibles comme suit : entre 1955 et 1965, elle ne cesse de monter. Parmi ces objectifs il y avait : l’accès aux bus (Montgomery, les « voyages de la liberté ») ; l’accès aux bars de restauration rapide et autres infrastructures


Parfois, les mouvements non-violents font l’'expérience de la violence.


publiques (sit-ins, stand-ins, swim-ins, etc, la campagne de Birmingham et le « Civil Rights Act » de 1964) ; l’obtention du droit de vote pour les Noir-e-s du Sud profond (le Mississippi Summer, la marche de Selma, la loi de 1965 sur le droit de vote – Voting Rights Act).

A partir de 1965, la courbe des succès remportés par le mouvement de masse commence à redescendre, même si durant des années encore on assiste à la mise en application de ce qui avait été gagné précédemment, comme par exemple l’élection de représentants officiels noirs même dans le Sud profond. A partir de 1965, notamment, des émeutes éclatèrent dans les villes du Nord telles que Newark, Philadelphie, Détroit et Watts. On y vit aussi la montée des Deacons for Defense et du Black Panther Party. En 1968, même des projets de loi non-menaçants pour le statu quo comme le financement de la prévention contre les rats dans les quartiers pauvres étaient ouvertement moqués au sein de la Chambre des représentants. Le mouvement de masse pour la défense des droits civiques perdit énormément de pouvoir au moment précis où il perdit son consensus sur la lutte non-violente en tant que base de l’action de masse.


Généralement, ils perdent tous les acquis qu'’ils ont réalisés.


Si actuellement, la force répressive des gouvernements est incontestable, le succès de la désobéissance civile de masse est toujours possible : dans le cadre de la campagne NATO Game Over, des centaines d’activistes ont tenté de s’introduire dans le quartier général de l’OTAN à Evere (Bruxelles), pour dénoncer la politique génératrice de conflits et pro-nucléaire de l’OTAN. Par cette action répétée, illes ont participé à raviver le débat public sur la légitimité de cette organisation.

Photo : Vredesactie


4. Mais les gouvernements ne sont-ils pas en mesure d’écraser tout mouvement non-violent s’ils le souhaitent ?

Non, à en juger par l’attitude des dictatures militaires qui furent renversées par l’action non-violente. En 2000, le dictateur serbe Slobodan Milosevic détenait un pouvoir militaire écrasant et fut pourtant renversé par un mouvement non-violent. Il en fut de même pour le dictateur philippin Marcos en 1986, tout comme pour les dictatures d’Allemagne de l’Est, de Hongrie, de République Tchèque et de Pologne en 1989. Le Shah d’Iran possédait l’une des dix armées les plus puissantes au monde et une police secrète d’une cruauté sans pareille. Il fut renversé entre 1977 et 1979, de manière non-violente8. Je pourrais continuer, encore et encore…

L’argumentation de Ward qui dévalorise les activistes dans ce livre est qu’il sous-estime le pouvoir du peuple, c’est-à-dire le principal pouvoir auquel nous ayons accès ! Nous, les activistes de la base, ne pouvons égaler le gouvernement ni en moyens financiers, ni en violence.

Ce à quoi nous avons un accès potentiel, c’est le pouvoir du peuple, et ne pas prendre en compte ce pouvoir est une invitation au désespoir.

L’hypothèse sous-jacente dans le livre de Ward est que la violence constitue la force politique la plus puissante au monde. Cela relève d’une croyance populaire, partagée

8. Voir les explications de Stephen Zunes dans le chapitre « Unarmed Resistance in the Middle East and North Africa », édité par Stephen Zunes, Lester R., Kurtz et Sarah Beth Asher, dans Nonviolent Social Movements : A Geographical Perspective (Malder, Mass : Blackwell Publishers, 1999), p. 44-46.


par la plupart des droitistes, des gauchistes et des centristes, aussi répandue que l’était celle selon laquelle la terre est plate. Et c’est tout aussi faux.

Nous, les activistes, découvrons souvent les faiblesses de la violence de par notre propre expérience. Lors d’une formation pour le United Mine Workers Union9, je me souviens d’une discussion avec un leader qui se remémorait les jours passés, adolescent, dans les mines de charbon. « Je dois vous dire que je préférais le bon vieux temps où une grève signifiait que nous pouvions aussi tout casser, passer à tabac les briseurs de grève ou tirer sur les camions de l’entreprise.

Vous savez, nous avions beaucoup d’armes et nous savions nous en servir. » Et d’ajouter, dans un soupir : « Mais tout ça ne fonctionne plus. Alors allez-y, apprenez-nous la lutte non-violente ! »

J’appelle ça « l’action non-violente en dernier recours».

Un cas classique est celui du Salvador. En 1944, une révolte armée ne parvenait pas à renverser le dictateur Hernandez Martinez car le gouvernement était assez fort pour repousser la lutte armée. C’est pourquoi les étudiant-e-s initièrent une insurrection non-violente, donnant une importance cruciale à son caractère non-violent suite à l’échec de l’utilisation de la violence. Martinez fut donc renversé de manière non-violente : le « pouvoir du peuple » aboutit là


9. NdT : Syndicat des Mineurs de charbon Unis

où la violence avait échoué. Les étudiant-e-s du Guatemala voisin furent si impressionné-e-s qu’illes déclenchèrent à leur tour une insurrection non-violente contre Jorge Ubico, « le dictateur à la poigne de fer des Caraïbes » et Ubico fut lui aussi renversé10.

Un certain nombre de mouvements de libération ayant eu recours à la lutte armée dans le Tiers-monde ont maintenant abandonné ces moyens pour passer à d’autres.

Les Zapatistes du Chiapas incarnent peut-être l’exemple le plus connu de ce phénomène. Au début des années 1980, le Congrès national africain a constaté l’échec de sa stratégie de lutte armée : celle-ci était lamentablement insuffisante pour vaincre l’apartheid. Elle ne permettait même pas d’impliquer les foules de citadin-e-s qui étaient désireux-euses d’agir pour la liberté. C’est pourquoi, sans pour autant officiellement abandonner leurs activités de guérilla, illes s’engagèrent dans une lutte non-violente : boycotts, grèves, manifestations en tout genre, avec pour résultat la fin de l’apartheid malgré un état surarmé comprenant des forces de police terrifiantes11.

Quand les mouvements sont assez pragmatiques pour apprendre de leur propre expérience, ils se détournent souvent de la violence et même de la destruction de biens.


10. George Lakey, Powerful Peacemaking: A Strategy for a Living Revolution (Gabriola Island, B.C.: New Society Publishers, 1987) chap. 2

11. Stephen Zunes, « The Role of Nonviolence in the Downfall of Apartheid », Nonviolent Social Movements (cité ci-dessus), p. 203-230.

Les gouvernements anéantissent les mouvements violents bien plus facilement qu’'ils n’'anéantissent les mouvements non-violents.


En Pologne par exemple, le mouvement ouvrier Solidarnosc était surtout un mouvement de jeunes luttant pour s’affranchir de la dictature militaire du Parti communiste.

Lors de leurs premières séries d’actions directes, illes inclurent quelques destructions de biens dans leurs grèves et leurs occupations. En évaluant la situation, illes constatèrent que la destruction de biens ne faisait que donner de bonnes raisons au dictateur pour les réprimer et réduisait le nombre de leurs allié-e-s potentiel-le-s. Illes décidèrent donc d’abandonner cette pratique, élargirent leur mouvement et finirent par remporter la victoire. Bien entendu, l’État militaire voulait les anéantir, mais il n’en était pas capable, parce que le pouvoir du peuple est tout simplement plus puissant que le pouvoir militaire.

Comme cela va à l’encontre de la croyance populaire, je me demandais comment cela pouvait malgré tout fonctionner. Bernard Lafayette, membre du Student Nonviolent Coordinating Committee12 dans le Sud profond, me l’expliqua à l’aide d’une métaphore. Selon Bernard, une société est construite comme une maison. Les fondations sont la coopération ou l’obéissance du peuple. L’État et son système répressif en sont le toit. Il me demanda alors ce qu’il adviendrait de la maison si les fondations cédaient.

Puis, il continua : « Si l’on ajoute plus d’armes sur le toit, des tanks plus grands, davantage de technologies de pointe,

12. NdT : Comité de Coordination Non-violente des Étudiant-e-s


La violence est un jeu auquel le gouvernement sait jouer.

qu’adviendra-t-il de la maison si les fondations cèdent ? »

Je devais bien l’admettre : si les fondations cèdent, le toit s’effondre, peu importent les sommes d’argent investies en armement.

L’analyse d’un cas comme la chute du Shah d’Iran permet de vérifier cette métaphore. Celui-ci possédait non seulement l’une des armées les plus puissantes au monde et une police secrète impitoyable, mais aussi le soutien des États-Unis. Les leaders de l’opposition choisirent de recourir à une stratégie totalement non-violente qui fonctionna.

Comment cela fut-il possible ? Rien, dans le livre de Ward, ne l’explique. Selon Ward, cela ne pouvait pas arriver car les États militairement puissants écrasent les mouvements non-violents.

L’obéissance des citoyen-ne-s constituait les fondations de la maison du Shah. Lorsque celles-ci s’effondrèrent, la maison s’écroula.

Pour les activistes d’aujourd’hui, rien n’est plus important à savoir que ceci : les fondations du pouvoir politique sont incarnées par l’obéissance du peuple et non par la violence. Le pouvoir du peuple est plus puissant que la violence. Plus tôt nous agirons en fonction de cette observation, plus tôt l’Empire étasunien pourra être renversé.


5. La violence n’est-elle pas recommandée pour l’autodéfense ?

La Brigade des Clowns est un mouvement activiste né d’une envie de déréguler les rapports de force traditionnels entre militant-e-s et « garant-e-s du maintien de l’ordre ». La police est préparée à un grand nombre de situations, mais se retrouver face à des clowns qui, par exemple, jouent à les protéger ou à leur donner des bisous, a tendance à les déstabiliser, voire à les amadouer. Il s’agit donc d’une piste stratégique permettant d’anticiper et de déjouer la violence potentielle de l’adversaire.

Photo : Vredesactie

Si l’État peut vous « rattraper au tournant », cela semble relever du bon sens de compléter une organisation collective et des tactiques d’action non-violente par une autodéfense armée. Alors que je connais des cas où l’autodéfense individuelle violente a porté ses fruits, le bilan des organisations ayant mené cette politique est peu réjouissant.

Aux États-Unis, le cas le plus connu est celui du Black Panthers Party qui a développé l’organisation collective, élaboré des programmes pédagogiques, des petits déjeuners pour les enfants pauvres et adopté une politique d’autodéfense armée. Les Black Panthers ne développaient pas la lutte armée pour le changement social. Ce choix leur permit de rester proches des gens avec qui illes s’organisaient, contrairement à la tentative de Weather Underground de mener une révolution armée qui se solda par leur isolement vis-à-vis de la population et leur insignifiance sur le plan politique.

Même si les Panthers revendiquaient un droit à l’autodéfense qui, selon beaucoup de citoyen-ne-s étasunien-ne-s faisant preuve d’objectivité, fait partie de nos traditions, illes furent neutralisé-e-s. Leur effort pour créer un système d’autodéfense armée a donné au gouvernement fédéral raciste l’opportunité dont il avait besoin pour détruire au moins l’un de ses ennemis.

Le gouvernement aurait aussi aimé détruire les organisations non-violentes luttant pour la liberté des Noir-e-s


Lorsqu’'un mouvement se tourne vers la violence, c’'est souvent une bonne nouvelle pour le gouvernement.


et le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, tenta bel et bien de saboter l’influence du Dr. King, mais le gouvernement ne pouvait aller plus loin contre les organisations ouvertement non-violentes. C’est pour cette raison que les gouvernements payent régulièrement des espions pour infiltrer les mouvements non-violents et les inciter à la violence. En effet, les mouvements faisant preuve de violence permettent aux gouvernements de les réprimer de manière efficace.

Par un étrange retournement de situation, ce sont parfois les forces violentes qui ont en réalité besoin d’être protégées par l’action non-violente.

Lorsque le Black Panther Party voulut organiser une convention nationale à Philadelphie, ils eurent des difficultés à trouver un lieu. Les Quakers leur mirent alors à disposition leur plus grand temple. Le chef de police Frank Rizzo profita de cette opportunité pour se mettre en avant et menacer les Black Panthers. Personne ne pouvant prédire quelle serait l’issue de cette provocation, les Quakers encerclèrent le temple en se serrant épaule contre épaule, formant ainsi un bouclier humain entre les Panthers et la police.

Le phénomène fut répété à plus grande échelle aux Philippines en 1986, lors du renversement du dictateur Ferdinand Marcos. Vers la fin de la lutte, une partie de l’armée dirigée par le général Ramos vint se rallier au peuple. Marcos contrôlait toujours la majeure partie de l’armée à qui il ordonna d’attaquer le camp de Ramos afin de réprimer la


Maintenant, le mouvement peut être réprimé avec efficacité.


rébellion. Les stations de radio catholiques qui collaboraient avec le mouvement populaire donnèrent l’alarme. Plusieurs milliers de Philippin-e-s se ruèrent vers le camp, s’interposèrent entre les rebelles et les troupes loyalistes de Marcos et les immobilisèrent de manière non-violente, sauvant ainsi les soldats rebelles largement dépassés par la puissance de feu ennemie.


Sur cette photo qui a connu un succès planétaire, une Suédoise affronte avec courage et détermination un cortège néo-nazi.

Photo : David Lagerlöf


6. La non-violence n’est-elle pas une affaire de Blanc-he-s ?


Cette question provoquerait un véritable étonnement chez les centaines de milliers de personnes de couleur aux États-Unis qui eurent recours à l’action directe non-violente pendant plus d’un siècle. (Pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, en 1876 à Saint Louis, des Afro-Américain-e-s organisèrent des « marches pour la liberté », pour abolir la discrimination dans les trams.) A travers tous les États-Unis, des organisations communautaires de personnes de couleur s’engagent chaque semaine dans des actions non-violentes : marches, sit-ins, blocages de routes, boycotts, désobéissance civile etc. On pourrait écrire des livres entiers rien que sur les syndicats de personnes de couleur, tels que le personnel hospitalier, le personnel hôtelier et les concierges qui organisent des grèves ou utilisent d’autres tactiques.

Une proportion beaucoup plus importante de personnes de couleur que de Blanc-he-s se sont engagées dans l’action non-violente aux États-Unis et poursuivent cette voie d’année en année. Sans parler du rôle de la non-violence dans les luttes anticolonialistes en Afrique et en Asie.

Lorsque l’on pense à la non-violence, pourquoi les noms de Gandhi, King, Aung San Suu Kyi, César Chavez nous viennent-ils si facilement à l’esprit ? Illes ne représentent que la partie émergée de l’iceberg.

Ni les médias de masse, ni les écoles ne nous ont vraiment aidé-e-s à savoir ce qu’il se passe réellement ; illes


C’'est peut-être pour ça que la non-violence tend à être utilisée par les groupes qui connaissent bien la répression...


glorifient la violence. Il nous revient donc à nous, activistes, de diffuser l’information concernant le pouvoir du peuple. Combien d’activistes savent que dans les années 1950, Kwame Nkrumah mena avec succès une campagne non-violente pour l’indépendance du Ghana ? Ou que Kenneth Kaunda en mena une autre en Zambie dans les années 1960 ? De la lutte victorieuse des étudiant-e-s népalais-es pour plus de démocratie, il y a quelques années à peine ?

De la longue campagne non-violente à Taïwan qui impliqua de résister à la torture, aux assassinats et aux souffrances généralisées avant de remporter le succès dans les années 1990 ? De la réorientation stratégique de l’ANC13 vers un recours à l’action non-violente au début des années 1980, qui mena à la fin de l’apartheid ? De la lutte héroïque en 1990 des Mohawks au Québec qui évitèrent ainsi à leurs terres ancestrales d’être transformées en parcours de golf pour les Blanc-he-s ? 14


13. NdT : African National Congress

14. Pour une liste plus exhaustive de milliers d’actions non-violentes de masse menées par des personnes de couleur, voir Bill Sutherland et Matt Meyer, Guns and Gandhi in Africa : Pan African Insights on Nonviolence, Armed Struggle and Liberation in Africa (Trenton, N.J. : Africa World Press, 2000) ; Philip McManus et Gerald Schlabach eds., Relentless Persistence : Nonviolence Action in Latin America (Gabriola Island, B.C. : New Society Publishers, 1991) ; Patricia Parkman, Insurrectionary Civic Strikes in Latin America : 1931 – 1961 (Cambridge, Mass. : Albert Einstein Institution, 1990) ; Stephen Zunes, Lester R. Kurtz, et Sarah Beth Asher, eds., Nonviolent Social Movements : A Geographical Perspective (cité ci-dessus) ; Gene Sharp, The Politics of Nonviolent Action (Cambridge, Mass. : Porter Sargent, 1973).


Les personnes de couleur et CELLES de la classe OUVRIèRE.


Je n’envisagerai même pas le mythe selon lequel l’action non-violente est inhérente à la classe moyenne, mythe plus infondé encore que celui selon lequel elle est une affaire de Blanc-he-s. La classe ouvrière a entrepris bien plus d’actions non-violentes que la classe moyenne. Depuis que les syndicats sont devenus les « troupes de choc » de la lutte des classes, leur histoire se confond avec une grande partie de celle de l’action non-violente aux États-Unis.


7. N’y a-t-il pas une division raciste entre les Blanc-he-s qui construisent les institutions alternatives et les personnes de couleur qui mènent les actions dans la rue ?

Radio Grafi est un petit projet radio alternatif qui est parti à la rencontre des habitant-e-s des quartiers de Bruxelles à forte diversité culturelle. Rencontres, reportages, témoignages, paroles… Une manière de prendre le temps de visiter un quartier, de s’intéresser aux vies et aux cultures multiples, de partir à la rencontre des ancien-ne-s qui y ont vécu, d’écouter l’énergie des jeunes qui le peuplent.

Photo : La Poissonnerie


Ward semble sous-évaluer la valeur de ce qui est traditionnellement appelé le « travail pré-figuratif » : la construction d’alternatives pour qu’une nouvelle société puisse émerger au sein de l’ancienne. De plus, il affirme que les Blanc-he-s évitent de se mouiller en mettant en place des alternatives, laissant la prise de risques dans les rues aux personnes de couleur.

Il me semble que Ward minimise l’immense place donnée à la valorisation de la culture et aux alternatives au sein des communautés de couleur. Par exemple, bien avant que l’organisation Nation of Islam n’ait fait les gros titres pour leur construction d’alternatives, les Afro-Américain-e-s avaient recréé une culture et renforcé un sentiment de fierté. Pour certain-e-s leaders de couleur, les alternatives étaient un impératif stratégique et pragmatique.

Prenons, par exemple, l’analyse faite par Gandhi de la condition des Indien-ne-s après avoir été opprimé-e-s par la Grande-Bretagne blanche. Il remarqua de nombreux signes d’oppression intériorisée : dépendance, oppression des femmes, toxicomanie, alcoolisme, préférence pour les produits britanniques, faible estime de soi. Il haïssait l’autoritarisme et ne voulait pas consacrer sa vie à une lutte qui se solderait par le remplacement d’une dictature blanche par une dictature « brune ». C’est pourquoi il lança ce qu’il a appelé « le Programme Constructif », visant à rendre aux Indien-ne-s le pouvoir sur leur vie en les désintoxiquant et en mettant en place des institutions alternatives. Son programme constructif constituait aussi son programme antiraciste.

Cela a-t-il réduit le temps dédié à la préparation d’actions directes ? Certainement. Le Congrès national indien n’a mené de grandes campagnes à l’échelle nationale que tous les dix ans environ. Entre temps, ses partisan-te-s s’engageaient dans de nombreuses actions directes locales et, tout aussi important, accomplissaient du « travail pré-figuratif ». Leur stratégie sollicitait l’ennemi sur plusieurs fronts et pas seulement celui du combat de rue. Ainsi, lorsqu’illes lancèrent leur lutte maximale, illes détenaient bien plus de pouvoir qu’illes n’en auraient eu s’illes avaient seulement été habité-e-s d’une rage féroce.

César Chavez, réalisant que les précédents efforts unidimensionnels pour l’organisation collective des ouvrier-ère-s agricoles en Californie n’avaient pas abouti, élabora une stratégie comprenant, en premier lieu, l’instauration de coopératives et d’autres institutions alternatives.

Il soutenait, de manière pertinente semble-t-il, que les ouvriers-ères agricoles, sévèrement opprimé-e-s, avaient besoin des compétences et de l’assurance nécessaires à l’organisation collective avant d’être prêt-e-s pour le combat. La lutte non-violente qu’il mena ensuite fut un brillant succès et reste un modèle, en particulier pour les militant-e-s travaillant avec les populations pauvres de couleur.

Gandhi et Chavez ont ceci en commun avec les luttes de guérilla telles que les combattant-e-s pour la liberté vietnamien-ne-s et les Sandinistes du Nicaragua : l’intention de construire une nouvelle société tout en démantelant l’ancienne.

Quand nous, activistes aux États-Unis, mettrons en place une stratégie pour la libération ici, nous devrons sérieusement le prendre en compte.

En tant que Blanc, je dirais que les Blanc-he-s ont un besoin urgent de développer une attitude saine débarrassée de l’arrogance et du racisme. En tant qu’homosexuel, j’ai également vu comment l’homophobie a parfois blessé mes pairs et réduit l’énergie disponible pour le changement social, et cela fut autant le cas parmi les personnes de couleur que parmi les Blanc-he-s. En tant qu’homme issu de la classe ouvrière, je mets au défi les activistes de la classe moyenne et des classes possédantes de travailler sur leur classisme15 : cette démarche générerait sans aucun doute un mouvement plus ancré, plus constant et plus efficace.16

C’est pourquoi je suis en profond désaccord avec Ward sur ce point. A moins que nous voulions juste « recycler » l’oppression avec des individus différents dans les mêmes rôles, les alternatives doivent être créées tant par les personnes de couleur que par les Blanc-he-s.


15. NdT : néologisme : discrimination sociale

16. Linda Stout a mis en place une association locale qui affronte avec honnêteté les divisions de classe et raciales dans notre société. Elle a écrit ce livre clair et inspirant : Bridging the Class Divide (Boston : Beacon Press, 1996).


Pour créer une nouvelle société, il se peut que nous devions détruire les anciennes institutions.


Nous pouvons aussi en créer de nouvelles, comme les visionnaires non-violent-e-s, de toutes couleurs confondues, l'’ont toujours fait.


À Seattle en mai 2015, 500 militant-e-s climatiques se rendent en kayaks et en barques devant cette station du géant pétrolier Shell, qui envisage d’utiliser ce port pour des opérations de forage pétrolier dans l’Arctique. Photo : The Other 98%


10. La volonté d’un-e activiste pragmatique n’est-elle pas d’être ouvert-e à Toutes les tactiques, à tout moment ?


Ward Churchill est particulièrement préoccupé par l’exclusion dogmatique de certaines tactiques. Il prétend que, si nous voulons réellement atteindre un objectif, tel que la révolution, nous ne voudrons exclure d’emblée aucun des moyens pour y parvenir. Nous devons être ouvert-e-s à toutes les tactiques, de la pétition à la désobéissance civile, du combat de rue à la guerre ouverte, quoi qu’il en coûte.

Quand je réfléchis de manière tactique, les conseils de Ward me semblent sensés. Après tout, si je construis une maison, pourquoi ne pas rassembler le plus d’outils possible?

Cependant, quand je me mets à penser stratégie, le conseil ne tient pas la route. Par exemple, durant la Seconde Guerre mondiale, les Danois-es ne s’attendaient pas à être envahi-e-s par les nazis. Illes improvisèrent alors du mieux qu’illes purent et, face à d’énormes enjeux, illes entreprirent la lutte avec une « diversité de tactiques ». Dans un premier temps, ils utilisèrent des moyens allant de la collaboration aux pétitions ou au sabotage. Mais la diversité de leurs actions ne porta pas ses fruits car certaines tactiques allaient à l’encontre les unes des autres. Les Danois-es se tournèrent alors vers une autre série de tactiques diverses : sabotages, manifestations non-violentes et grèves des travailleurs-euses. Une fois encore, les tactiques se minèrent les unes les autres ; chaque opération de sabotage donnant une nouvelle excuse aux Allemands pour punir sévèrement travailleurs-euses et manifestant-e-s.

Ce qui permit réellement aux Danois-es le maintien de leur intégrité et l’ébranlement des tentatives de conquête des nazis, fut la stratégie qui émergea : elle comprenait la presse clandestine, d’importantes grèves (et même, à un certain moment, une grève générale), des manifestations non-violentes et le transport clandestin des Juif-ve-s vers un lieu sûr en Suède.17

Cette stratégie émergente était intrinsèquement cohérente et donc toutes les tactiques bénéficiaient les unes aux autres au lieu de se saper mutuellement.

Voici un exemple plus proche de chez nous18. Un petit groupe de militant-e-s du Movement for a New Society19 fit capoter un plan de politique étrangère étasunienne par le lancement d’une stratégie de campagne intrinsèquement cohérente. Les États-Unis soutenaient, comme ils le font souvent, une dictature militaire qui entraînait des milliers de morts. Le dictateur pakistanais Yayah Khan exécutait des centaines de milliers de personnes qui voulaient l’indépendance du Bengale oriental. Le gouvernement des Etats‑Unis


17. Le film documentaire « A Force More Powerful: A Century of Nonviolent Conflict». (N.Y.: St. Martin’s Press, 2000), paru en 2000 sur Public Broadcasting Service, le démontre parfaitement. Il est disponible aux Films for Humanities and Sciences, P.O. Box 2053, Princeton, NJ 08543 – 2053 ; www.films.com. Le livret d’accompagnement, A Force More Powerful : A Century of Nonviolent Conflict, a été rédigé par Peter Ackerman et Jack DuVall et a été publié à New- York, aux presses St Martin, 2000.

18. NdT : États-Unis

19. NdT : Mouvement pour une Nouvelle Société


mentait sur le soutien qu’il lui apportait, mais les activistes apprirent que des bateaux pakistanais allaient gagner les ports étasuniens afin de récupérer du matériel militaire destiné à poursuivre le massacre. Le groupe de militant-e-s était persuadé que, si les dockers refusaient de charger les bateaux, le plan du gouvernement américain serait déjoué.

Le problème était que les dockers de la côte Est étaient politiquement plutôt enclins à soutenir le gouvernement et ils pensaient avant tout à nourrir leurs familles.

À maintes reprises, les activistes tentèrent de persuader les dockers d’être solidaires avec les Bengalis, sans succès. Il était temps de passer à l’action directe. Le groupe annonça un blocage du port où le prochain cargo pakistanais allait accoster et commença à pratiquer des « manoeuvres navales » à l’aide de voiliers, de bateaux à rames et du reste de sa flotte disparate. Les médias couvrirent l’affaire de façon continue et les dockers purent voir à la télévision comme dans le port l’étrange action menée par les protestataires qui semblaient se croire capables d’arrêter un énorme cargo à l’aide de minuscules embarcations. Cette tactique éveilla l’envie des dockers d’écouter et de discuter et ils se mirent d’accord sur le fait que si les activistes formaient une ligne de barrage, ils refuseraient de la franchir !

Quand la campagne aboutit avec succès dans cette ville, les activistes l’exportèrent vers d’autres villes portuaires et, finalement, le syndicat international des dockers décida


Nous pourrions vouloir une diversité de tactiques, tout comme un maçon souhaite une diversité d'’outils.


que nulle part aux États-Unis les ouvriers ne chargeraient d’armes destinées au Pakistan. Le blocage, initié par un petit groupe, se solda par un succès car le groupe avait élaboré des tactiques d’action directe spécifiquement adaptées au public qu’il était le plus nécessaire d’influencer.20

Si certain-e-s des activistes avaient décidé de procéder à une destruction de biens sur les quais, la campagne aurait échoué : une telle action aurait rebuté les dockers, alliés clés grâce à qui la campagne fut un succès. De plus, les militant-e-s qui auraient prôné la « diversité des tactiques » incluant la destruction de biens auraient fait preuve d’irresponsabilité parce qu’ils auraient abandonné les Bengalis à leur triste sort. Dans le climat actuel de l’activisme anti-mondialisation, certain-e-s activistes pourraient sacrifier de l’efficacité afin de rester en bons termes avec leurs ami-e-s au sein du mouvement, mais c’est un choix difficile à défendre si l’on se sent réellement concerné-e-s par le sort des tortues de mer et celui des populations pauvres du Tiers-monde.

Une diversité de tactiques ouverte à toutes possibilités, c’est un peu comme la construction d’une maison sans stratégie, une habitation qui comprendrait des panneaux solaires, un poêle à bois, une énorme chaudière à mazout, des plinthes électriques chauffantes, d’immenses fenêtres


20. Cette campagne de solidarité avec le Bengladesh organisée en 1971-1972 a énormément à nous apprendre sur les actions directes. Elle est présentée defaçon très détaillée par Richard K. Taylor, Blockade (Maryknoll, N.Y. : Orbis, 1977).


Mais créer une société juste par la violence, c’'est comme essayer de bâtir une maison en bois avec un chalumeau.


côté Nord, une isolation à l’amiante, un jacuzzi dans chaque chambre, une salle de méditation dédiée à la simplicité, etc.

Lorsque nous construisons une maison, nous faisons des choix guidés par une stratégie globale. C’est ce qui donne du sens lorsque l’on construit une maison ou un mouvement révolutionnaire.


Lors d’une manifestation antifasciste, un policier en civil sépare à coups de matraque les militant-e-s d’extrême droite (à droite) des antifascistes (à gauche), alors qu’illes se battaient.

Photo : Jérôme Peraya


9. La « révolution non-violente » n’est-elle pas un paradoxe en soi ?


Ward Churchill conteste l’idée qu’une personne puisse être à la fois révolutionnaire et non-violente. Selon lui, la non-violence est fondamentalement réformiste et la révolution implique la violence. J’apprécie cette critique car chaque jour qui passe, on peut lire des articles de grands journaux qui mettent en évidence des actions non-violentes utilisées pour forcer des changements politiques et autres réformes ; mais où doit-on aller pour apprendre sur les possibilités de l’action non-violente pour un changement révolutionnaire?

Pendant le printemps de 1968, la France fut témoin d’une insurrection révolutionnaire de masse qui faillit renverser le gouvernement. Cet événement illustre bien ce propos car il est survenu récemment et ce dans ce que l’on appelle une « démocratie libérale industrielle avancée ». Il est très en lien avec les débats que j’entends actuellement parmi les activistes.

En mai, des étudiant-e-s parisien-ne-s entamèrent une lutte pour une réforme éducationnelle en occupant les universités et en manifestant dans les rues. La police répondit de manière brutale et on entendit rapidement parler des souffrances des étudiant-e-s. Les syndicats français, ayant leurs propres motifs de mécontentement, décidèrent de débuter une grève. Rapidement, il y eut onze millions de travailleurs-euses en grève, dont un grand nombre occupaient leur lieu de travail. L’occupation devint alors la tactique du


Les activistes qui ont recours à la violence ont besoin de détruire, détruire et détruire jusqu’'à ce que l’'adversaire abandonne.


moment : les travailleurs-euses occupaient les grandes usines automobiles, les fossoyeurs-euses occupaient les cimetières et les danseurs-euses les Folies Bergère.

La lutte s’intensifia. Les revendications des étudiant-e-s comme celles des travailleurs-euses se radicalisèrent, abandonnant la réforme pour la révolution. Certaines villes coupèrent le contact avec le gouvernement central et commencèrent à imprimer leur propre monnaie. Le président de Gaulle dut consulter les généraux des troupes françaises postées en Allemagne afin de s’assurer qu’elles étaient prêtes à revenir en France et à mener une répression généralisée car il n’avait pas confiance dans les troupes en poste sur le territoire français. La majeure partie des étudiant-e-s et des travailleurs-euses se situaient d’un côté de l’échiquier et les nanti-e-s de l’autre. La grande question concernait la classe moyenne. Quel camp allait-elle choisir ? Elle comptait beaucoup de parents ou d’ami-e-s d’étudiant-e-s qui étaient effaré-e-s par la brutalité de la police et donc, dans un premier temps, favorables au mouvement estudiantin.

La télévision, contrôlée par l’État, entra dans le jeu en montrant sans cesse des scènes de destructions de biens causées par les étudiant-e-s, comme par exemple lorsqu’illes incendiaient des voitures traînées sur les carrefours pour former des barricades ; un message lourd de sens, non seulement pour la classe moyenne soucieuse du droit de propriété, mais aussi pour les travailleurs-euses qui avaient


Notre mouvement pourrait-il réellement gagner grâce à cette stratégie ?


économisé pendant des années pour pouvoir s’offrir une voiture.

La population de la classe moyenne pouvait donc s’interroger : si l’État était renversé, y aurait-il une place pour elle dans la nouvelle société ? Personne ne pouvait répondre à cette question parce qu’il n’existait aucun manifeste ayant été rédigé par ces nouveaux-elles révolutionnaires qui eût pu la rassurer. Tout ce que pouvait faire la classe moyenne était de rester assise avec ses craintes à regarder les flammes à la télévision. Nous connaissons le résultat : le mouvement fut vaincu et les grands capitalistes et l’État gagnèrent, même si toute cette agitation entraîna bien quelques réformes.

Une question que nous, activistes étasuniens, pourrions poser, est : pourquoi les étudiant-e-s repoussèrent-illes leurs allié-e-s, pourtant essentiel-le-s à leur succès ?

Les raisons sont nombreuses et les personnes intéressées peuvent les retrouver dans mon livre.21 Les raisons les plus urgentes pour nous maintenant sont :

• Les étudiant-e-s opéraient suivant la tradition qui prônait que « révolution = violence ou au moins destruction » et puisqu’illes s’étaient engagé-e-s dans une voie révolutionnaire, illes en acceptèrent ce qui en découlait comme un tout. Illes n’étaient pas en mesure de faire preuve d’innovation quant aux moyens de faire la révolution.


21. Powerful Peacemaking: A strategy for a Living Revolution (cité ci-dessus), chap. 2.

• Les étudiant-e-s n’ont pas compris que les fondations de la « maison-France », son ordre politique, étaient l’obéissance de ses citoyen-ne-s et qu’illes pouvaient gagner si celles et ceux-ci amplifiaient la non-coopération non-violente.

En 1968, illes ne connaissaient pas encore les exemples de la chute du Shah d’Iran, de Marcos, ni des dictatures de l’Europe de l’Est, etc. Illes ne pouvaient donc pas savoir que s’il existe une force plus grande que la lutte armée, c’est bien le pouvoir du peuple.

Cependant, si les activistes apprennent de cette expérience, les souffrances des étudiant-e-s et des travailleurs-euses n’auront pas été vaines. L’action non-violente est aussi coercitive, voire plus coercitive que la violence dans les rapports avec les oppresseurs mais les fondements de la coercition sont complètement différents. Le pouvoir coercitif de la violence naît principalement de la destruction : classiquement, la destruction de l’armée adverse et, de nos jours, aussi d’autres types de destruction. Les activistes utilisant la violence ont besoin de détruire, détruire et détruire jusqu’à ce que l’adversaire abandonne ou perde ses capacités de résistance.

Le pouvoir coercitif de l’action non-violente émane au contraire de la non-coopération. La dépendance à l’obéissance des gens qu’éprouve l’adversaire finit par lui jouer des tours quand ceux-ci refusent de « se conformer au programme ». Même le Shah a dû plier bagages, même Hernandez Martinez a dû fuir son pays. Dans certains cas, la dictature se rend et dans d’autres, son appareil se dissout, comme en Allemagne de l’Est.

Si les étudiant-e-s français-es avaient su que leur réelle chance de victoire était basée sur le pouvoir de la non-coopération, illes n’auraient pas eu besoin de monter des barricades ni de destruction de biens : ces tactiquess’alignent bien mieux sur une stratégie évoluant vers la lutte armée.


Lors de cette même manifestation antifasciste, ce militant d’extrême droite fonce à l’attaque vers le photographe et les manifestant-e-s antifascistes.

Photo : Jérôme Peraya


10. Comment un-e révolutionnaire pragmatique, sans stratégie, peut-ille choisir entre violence et non-violence ?

Dans l’absolu, ille ne le peut pas. Sans possibilité de comparer au moins quelques stratégies, un-e activiste n’envisageant que le côté pratique rencontre des difficultés.

Prenons par exemple la confusion entre violence et « radicalité » ou « révolution ». Il arrive souvent que la violence soit employée pour obtenir une réforme et non un changement radical. Ainsi, souvenez-vous de l’action du syndicat des conducteurs routiers américains (Teamsters) tirant sur les bus de la Greyhound22 pendant une grève. Eurent-ils recours à la violence pour remplacer les propriétaires capitalistes de la compagnie par des travailleurs-euses ? Je ne le pense pas. Ou alors, le cas des Blanc-he-s lynchant les Noir-e-s : luttent-ils pour renvoyer les Noir-e-s en Afrique (un changement révolutionnaire) ou pour « qu’illes restent à leur place » (une réforme, selon elles et eux) ?

La violence n’est pas l’emblème de la radicalité ou de la ferveur révolutionnaire car elle est constamment utilisée à de multiples fins, notamment à la simple expression individuelle. Ce qui fait que la violence est révolutionnaire, c’est quand elle joue un rôle dans une stratégie pour un changement social fondamental, et pour les États-Unis du XXIe siècle, cette stratégie n’est pas encore née.

Les révolutionnaires les plus acharné-e-s, pragmatiques et non-moralistes, voudront pouvoir comparer les stratégies basées sur la lutte armée et celles basées sur le


22. NdT : entreprise de transport américaine de passagers par autocar


Et sommes-nous prêt-e-s à assumer la perte de millions de sympathisant-e-s en tentant l’'expérience ?

pouvoir du peuple afin de déterminer lesquelles sont les plus susceptibles de nous conduire à notre vision d’une nouvelle société. Les activistes seront alors en mesure de débattre sur une multitude de stratégies, armées et non-violentes.


La vérité, c’'est que la violence n’est pas radicale.

Elle est aussi conventionnelle que John Wayne et Georges W. Bush.


Dans le cadre de la campagne Bomspotting, des activistes de Vredesactie et d’Agir pour la Paix déroulent une bannière en travers de la piste aérienne à l’intérieur de la base militaire de Kleine Brogel, où sont entreposées 20 bombes nucléaires étasuniennes depuis plus de cinquante ans. Ces actions audacieuses multiples étaient le résultat d’un choix stratégique qui a, entre autres, permis aux médias de parler de ce sujet tabou sans s’attarder sur la violence des activistes.

Photo: Vredesactie


Comment peut-on choisir alors que de nouvelles stratégies continuent d’apparaître ?


Puisque même la-le plus pragmatique d’entre nous ne peut faire de choix pragmatique éclairé jusqu’à ce que les stratégies soient créées, jusque là, nous sommes tou-te-s dans le même bateau du non-pragmatisme : nous allons devoir faire des choix personnels basés sur d’autres considérations.

Voici comment personnellement je fais mon choix.

Je porte en moi une immense colère suite à ce que l’on m’a fait subir, en tant qu’homme issu de la classe ouvrière et en tant qu’homosexuel. Je ne peux dénombrer les fois où j’ai été confronté à des stéréotypes tels que « débile », « violent », « inculte », « feignant », ou « obsédé sexuel », « agresseur d’enfants », « sale », « tapette », « immoral », « tordu ». Malgré des années de travail intérieur afin de panser mes blessures de diverses manières, je porte toujours le poids du doute de moi-même comme un fardeau sur les épaules.

J’ai été discriminé, même si je n’ai pas subi de grave attaque physique. J’ai vu des ami-e-s s’autodétruire terriblement en réaction à l’oppression qu’illes avaient intériorisée ; j’ai fait partie de mouvements qui se sont retrouvés bloqués parce que l’oppression qu’ils subissaient les poussaient à cannibaliser leurs propres leaders ; j’ai pleuré avec des ami-e-s qui se sont humilié-e-s en cachant leur homosexualité alors que ce n’était pas nécessaire et avec des amie-s qui sous-estimaient leur propre impact en raison de leur origine sociale.


Vous voulez vraiment être radicaux-ales ?


Année après année, cette succession de blessures m’a incité à préférer la violence comme moyen d’expression personnelle.

Même si c’est lorsque je suis en sécurité avec mes amis que parfois j’enrage, j’adorerais exploser en public et « tout péter ».

Compte tenu de tout cela, mon choix d’une action stratégique non-violente est un point d’ancrage, une base assez solide qui m’aide à être l’homme intelligent de classe ouvrière que je suis réellement, qui m’aide à être l’homosexuel équilibré que je suis vraiment et qui encourage ma créativité.

Lorsque je me perds dans les brumes de ma propre colère, j’ai sous la main un principe qui me rappelle que je peux élargir mon champ de vision, que je peux prendre une minute pour me recentrer et créer de nouvelles options.

Et ça fonctionne souvent. Au beau milieu de la nuit en ville, un gang hostile m’a encerclé dans une rue déserte et ma créativité s’est mise à vrombir comme si j’étais Einstein.

J’ai trouvé un moyen non-violent de me sortir de cette situation.

Un adolescent fou furieux m’a attaqué avec un couteau et j’ai réussi à nous tirer tous deux de la voie de la destruction.

Je suis parvenu à ce que la police arrête de me rouer de coups, à repousser des personnes de droite qui m’avaient agressé et je pourrais encore citer d’autres exemples mais vous avez compris l’idée. Quand je me suis porté volontaire pour me rendre au Sri Lanka comme garde du corps nonviolent de défenseurs des droits humains menacés de mort,


Essayez de défier les valeurs violentes de notre culture patriarcale.


un bon ami m’a supplié d’accepter son cadeau : un revolver et un gilet pare-balles. J’ai refusé, certain qu’au moment de la confrontation je trouverais un meilleur moyen, plus sûr. Ma manière de choisir est de tenir compte de mon penchant personnel et de le tempérer par cet ancrage qui m’aide à rester stable.23

Une autre manière de choisir est de prendre conscience de la tendance culturelle et d’assumer sa part de responsabilité sur la façon dont la culture nous conditionne.

Je suis un homme et le conditionnement des hommes est très clair. Sur quoi John Wayne, George W. Bush, le président Mao et l’homme PDG moyen s’accordent-ils tous ? Le pouvoir politique émane du canon du fusil. Cette croyance sur le pouvoir constitue le paradigme dominant de l’ensemble de la culture, mais les hommes ont un rôle particulier dans la mise en pratique de ce paradigme, parce nous sommes éduqués pour être prêts à tuer et à être tués. Partout où le patriarcat règne, la violence est prônée « quand les choses se gâtent ».

La conception du pouvoir de l’activiste Starhawk est bien plus intéressante que celle ultra-simpliste du patriarcat.

Elle décrit trois types de pouvoir : le pouvoir-sur (la domination, exprimée de la manière la plus dramatique


23. Barbara Deming en parle avec force et éloquence dans son essai « Revolution and Equilibrium », publié en 1968 dans le magazine Liberation, disponible à l’A.J. Muste Memorial Insitute, 339 Lafayette St, New York, NY 10012


Et de trouver une stratégie qui, contrairement à la violence et à la destruction, pourrait vraiment changer les choses.


par l’action de tuer), le pouvoir-avec (coopération avec les autres, travail d’équipe), et le pouvoir-du-dedans (force psychologique et spirituelle)24. En tant qu’homme, j’ai été éduqué pour croire implicitement que le pouvoir-sur est le plus fort. Quand le niveau de force le plus élevé est nécessaire, nous sommes programmés à ne pas même remettre en question la violence.

La beauté de l’être humain fait que nous sortons parfois de nos cages culturelles, et même les hommes sont plus créatifs que ce que leur programmation ne le laisserait suspecter. Abdul Gaffar Khan fut éduqué à la frontière Nord-Ouest de l’Inde coloniale, dans une culture nomade encore plus imprégnée que la mienne de revolvers et d’honneur viril violent. Il se débarrassa de son conditionnement et organisa un mouvement avec son farouche peuple Pathan pour lutter de façon non-violente contre les Britanniques.

Ces derniers répliquèrent plus impitoyablement contre les militant-e-s Pathans que contre d’autres, mais les Pathans étaient inébranlables et discipliné-e-s.

Selon ma culture, « pour véritablement être un homme, je dois être disposé à user de la violence ». Je choisis de ne pas coopérer avec ce scénario. Le patriarcat a perdu sa crédibilité à mes yeux. Je m’engage à la non-violence stratégique et défie le patriarcat de m’influencer par ses manipulations psychologiques sur mon identité.


24. Dreaming the Dark : Magic, Sex and Politics (Boston : Beacon Press, 1988), chap. 1.


Des preneurS-euses ?


J’aime être pragmatique, c’est pourquoi j’ai passé cinq ans à écrire le livre Strategy for a Living Revolution, un cadre pragmatique pour s’atteler à la création d’une stratégie révolutionnaire spécifique aux États-Unis25. J’espère que nous aurons bientôt des stratégies distinctes dont nous pourrons débattre et discuter. Dans l’intervalle, le mieux pour moi est d’avoir un point d’appui dans le déroulement de l’histoire de la lutte non-violente, tout en me joignant à des camarades pour apprendre et créer.


25. L’édition révisée porte le titre de Powerful Peacemaking : A Strategy for a Living Revolution (cité ci-dessus).


Table des matières

Préface ........................................................................................ 5

Mes points de convergence avec Ward Churchill...13

On recherche : Une stratégie pour une révolution violente aux États-Unis......................................................19

1. Le pacifisme est-il une évidence pour les progressistes aux États-Unis ?.....................................................................23

2. Les Juif-ve-s assassiné-e-s pendant l’holocauste étaient-illes non-violent-e-s ?..............................................31

3. Le succès d’une action non-violente ne dépend-il pas réellement des menaces de violence ou de la violence exercées par d’autres ?.................................35

4. Mais les gouvernements ne sont-ils pas en mesure d’écraser tout mouvement non-violent s’ils le souhaitent ?......................................................39

5. La violence n’est-elle pas recommandée pour l’autodéfense ?.......................................................................47

6. La non-violence n’est-elle pas une affaire de Blanc-che-s ?..........................................................................53

7. N’y a-t-il pas une division raciste entre les Blanc-he-s qui construisent les institutions alternatives et les personnes de couleur qui mènent les actions dans la rue ?...........................................................................................59

8. La volonté d’un-e activiste pragmatique n’est-elle pas d’être ouvert-e à toutes les tactiques, à tout moment ?.................................................................................65

9. La « révolution non-violente » n’est-elle pas un paradoxe en soi ?...............................................................73

10. Comment un-e révolutionnaire pragmatique,sans stratégie, peut-ille choisir entre violence et non-violence ?.........................................................................81

Comment peut-on choisir alors que de nouvelles stratégies continuent d’apparaître ?.................................85